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CHAPITRE viii

Dans le vide.

Lorsque les trois hommes furent enfermés dans la nacelle éclairée intérieurement par les deux lampes électriques. Lancette dit tout d’abord d’une voix émue :

— Mes amis, l’instant est solennel ; nous allons quitter notre globe et filer dans l’espace !

Il consulta un chronomètre.

— Deux heures moins quinze secondes, murmura-t-il.

Puis il se dirigea vers la paroi et s’approcha d’une sorte de tableau portant quatre petites tiges munies chacune d’un anneau. Ces tiges, qui glissaient de haut en bas, communiquaient par un fil métallique avec les anneaux situés à l’extérieur sous la base de l’hélice. Ces derniers anneaux, nous l’avons remarqué au cours de la première expérience tentée par Lancette, mettaient, une fois tirés, la machine en mouvement à des vitesses variables.

Agénor, doucement et à moitié, tira la seconde de ces tiges ; immédiatement, les voyageurs se sentirent enlevés doucement. Par les hublots ils virent, dans leur mouvement ascensionnel, descendre une à une les lampes qui éclairaient jusqu’en haut l’intérieur de la baraque. Puis ce fut l’espace ténébreux…

L’appareil monta lentement, d’une centaine de mètres à peu près. Le docteur éteignit la lumière et prit dans sa main droite le levier servant à manier le gouvernail de la base. Il s’agissait à présent de viser un point précis du ciel. Un petit instrument spécial avait été disposé pour cela devant un des hublots supérieurs. C’était un viseur imaginé par notre savant. En regardant cet instrument par l’ouverture du plancher séparant les deux chambres et en imprimant doucement à la nacelle en marche les mouvements voulus, Agénor pouvait se diriger vers un point quelconque de l’espace.

Avec une extrême attention, le savant visa donc l’endroit qu’il avait décidé d’atteindre, c’est-à-dire à peu près le point précis que la Lune allait occuper sur la voûte céleste au moment de l’arrivée des voyageurs là-bas.

Il fixa des yeux le viseur et imprima au levier du gouvernail des mouvements prudents qui obligèrent l’appareil à s’incliner un peu. Dès qu’il fut certain de la direction, il tira entièrement la second tige pour augmenter la vitesse sans cesser de regarder le hublot. La rapidité de l’hélice devint extrême ; les voyageurs chancelèrent.

Enfin, voyant que cette direction ne variait pas, le docteur fit, d’un seul mouvement, glisser une plaque d’acier sur chacun des hublots pour les protéger.

— Attention ! tenons-nous bien, dit Agénor. Et il tira la troisième tige du tableau, celle de la grande vitesse.

Les trois voyageurs croulèrent sur le tapis tant la secousse fut forte. Le savant se releva le premier en s’écriant :

— Hurrah ! hurrah ! ! mes amis ; nous sommes partis et bien partis ! ! !

Les deux autres voyageurs se relevèrent aussi ; mais le jeune homme dut venir en aide à son compagnon dont le vêtement spécial et la sphère d’aluminium paralysaient quelque peu les mouvements.

Le chronomètre de la paroi marquait à ce moment deux heures précises du matin.


— Hurrah ! hurrah ! mes amis, s’écria le savant ; nous sommes partis et bien partis !

Les plaques d’acier qui avaient glissé sur les hublots pour les couvrir fonctionnèrent en sens inverse ; les vitres, dégagées, laissèrent apercevoir le ciel étincelant, et la Lune, disque splendide, glissa ses rayons d’argent dans l’intérieur de la nacelle.

L’éclat de l’astre des nuits n’empêchait nullement d’apercevoir nettement les diverses constellations, car les rayons lunaires n’illuminaient alors aucune atmosphère susceptible d’atténuer la lumière des astres innombrables ; en effet, deux secondes avaient suffi pour franchir les soixante-quatre kilomètres environ formant l’épaisseur des couches atmosphériques terrestres ; l’on filait dans le vide. Dans ce vide, d’un noir absolu, les étoiles étincelaient par millions. C’était une poussière de soleils, de mondes, paraissant avoir été lancés dans l’infini sidéral par quelque main gigantesque…

À l’intérieur de la nacelle, les purs rayons de la Lune se jouaient sur la paroi tapissée, illuminant les divers appareils qui s’y trouvaient fixés.

Agénor, à la grande stupéfaction d’Adrien, tira la quatrième tige du tableau, pour arrêter l’hélice.

— Comment ! mon oncle, vous arrêtez le moteur ? ! s’écria le jeune homme.

— Évidemment, mon cher.

— Mais, pourquoi donc ?

— Le mouvement de l’hélice nous est à présent inutile dans le vide. Les palettes, grâce à leur effrayante vitesse, nous ont enlevés dans l’atmosphère terrestre en s’appuyant dessus, en s’y vissant pour ainsi dire. Avec une gradation sans laquelle notre organisme n’eût pu résister, elles ont imprimé à notre appareil une vitesse de soixante-quatre mille mètres dans les deux premières secondes dès après le tirage de la troisième tige. Cette vitesse qui dépasse, avoue-le, celle de n’importe quel projectile possible, sera plus que suffisante pour atteindre le point où cesse l’attraction de la Terre et où commence celle de la Lune. Arrivé là, notre appareil se retournera, car le poids de la nacelle est supérieur à celui du moteur ; et nous tomberons sur la Lune, en une chute amortie, toutefois.

— Oui, mon oncle, amortie surtout, n’est-ce pas ?

— Mais, évidemment, mon neveu ; car, à ce moment, je ferai fonctionner encore notre hélice, plus lentement, par exemple, et ses palettes nous retiendront en tournant. Nous arriverons donc à la surface de notre satellite aussi doucement que possible, et cela dans vingt-deux heures d’ici.

À ce moment, Adrien eut un sursaut d’étonnement.

— Ah ! s’écria-t-il tout à coup, voilà qui est drôle : Rodillard est ici !

En effet, le jeune homme venait de sentir un corps velouté qui lui frottait les jambes ; il avait regardé : c’était le chat. L’animal avait réussi à se glisser dans la chambre du haut pendant l’aménagement de la nacelle, pour dormir sur une des couchettes. Puis, au moment de la pleine vitesse, il avait dû bondir et sauter jusqu’en bas.

— Comment ! Rodillard est ici, dit à son tour Agénor. Eh bien, c’est simple, mon petit Rodillard, tu viens avec nous dans la Lune. Je ne te garantis pas, par exemple, que tu y trouveras des souris autant que tu en voudras, ajouta-t-il en caressant le félin.

Mais, à son tour, le bon docteur eut son sursaut de stupéfaction, et cela en regardant son compagnon toujours revêtu du vêtement Desgrez-Balthazard.

— Qu’as-tu, Célestin, à t’agiter comme cela ? lui dit-il ; ôte-donc ton costume !

Mais l’autre, que nous savons être Sulfate, semblait en proie à une émotion violente. Ses mains tremblaient, des sons rauques s’échappaient de sa bouche et résonnaient dans sa sphère métallique. Évidemment, vu son état de surexcitation nerveuse, il lui était impossible de défaire lui-même son costume. Adrien lui vint en aide en disant :

— C’est cependant bien facile à enlever tout