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faut toujours une permission des autorités pour faire une expérience pareille ; il peut y avoir un accident ; vous et tout le matériel pouvez retomber des hauteurs de l’espace au beau milieu d’Orléans ; avouez, Célestin, que ça ne serait pas drôle !

— Ça marchera tout seul !

— Qu’en savez-vous ?

— Monsieur en est sûr ; il surprendra son monde, allez ! Quant aux autorités, on verra plus tard, au retour. On part demain, à deux heures du matin, c’est certain et tellement sûr que je viens de mettre à la poste une dernière lettre que mon maître adresse immédiatement avant son ascension dans les airs au directeur de l’Observatoire de Paris. De plus, je dois faire cette nuit, dans ma chambre, quelques modifications à un vêtement qui m’est destiné et que contient cette boîte. Il doit être placé dans le wagon demain matin avant deux heures, pour le départ. Le voilà, dit Célestin en ouvrant sa caisse ; nous en savons déjà reçu cinq comme cela.

Le docteur Sulfate regarda et vit un vêtement de scaphandrier muni de son énorme casque métallique et vitré. Le médecin reconnut immédiatement l’appareil inventé par MM. Desgrez et Balthazard, permettant de vivre dans tout milieu irrespirable ou vicié.

C’était, en effet, un de ces beaux vêtements que les deux savants confectionnèrent pour la première fois en 1900. Ayant reconnu que le bioxyde de sodium avait la propriété de se décomposer, au contact de l’eau, en oxygène et en soude, ils pensèrent qu’une faible quantité d’air non renouvelée pouvait rester continuellement respirable pour une personne hermétiquement enfermée dans un étroit espace, à la condition que du bioxyde de sodium et de l’eau y fussent enfermés aussi, l’un se dissolvant dans l’autre. En effet, l’oxygène ainsi obtenu continuellement par la dissolution remplace constamment la quantité de ce même gaz épuisé par les poumons de la personne enfermée, tandis que la soude qui se dégage en même temps fait disparaître l’acide carbonique asphyxiant expiré par les mêmes poumons. Et, tant qu’il y a de l’eau et du bioxyde de sodium, l’air n’a pas besoin d’être renouvelé.

Or, dans l’appareil inventé par MM. Desgrez et Balthazard, l’espace étroit où la personne est enfermée, c’est tout simplement l’intérieur du vêtement hermétiquement clos et contenant seulement quelques litres d’air. Sur le dos du sujet, une boîte circulaire et métallique est placée ; elle contient l’eau, le bioxyde de sodium, plusieurs petits appareils à mouvement d’horlogerie et un ventilateur.

C’est dans cette boîte communiquant avec l’intérieur du vêtement par des tuyaux, que la décomposition du bioxyde en oxygène et en soude s’opère automatiquement. Deux cents grammes de bioxyde peuvent fournir, dans un appareil ordinaire, une heure de respiration facile ; mais on peut augmenter la dose du bioxyde. Dans ceux exécutés pour le Dr Lancette et munis de certains perfectionnements, on pouvait respirer les quelques litres d’air contenus dans le vêtement pendant cent heures au moins !

— Cet homme pense à tout, murmura Sulfate émerveillé par ce que contenait la caisse. Il espère donc pouvoir planer dans les couches les plus élevées et les plus raréfiées de l’atmosphère, pour emporter de semblables appareils !

Mais le rusé docteur en savait assez sans doute, car il regarda le domestique, victime alcoolisée de son procédé malhonnête, et lui dit :

— Je ne vous retiens pas davantage, mon cher ami, continuez votre course et ne parlez pas à Lancette des soins que je vous ai donnés, c’est inutile, on se rend de ces petits services entre confrères.


— Cependant, mon père, songez à tous les services que je pourrais vous rendre en cas d’accident…

Célestin, un peu hagard, se leva et mit la caisse refermée sur son épaule. Sans dire un mot, en titubant, il sortit de chez son « vieux frère » et s’enfonça dans les rues assombries d’Orléans…

Lorsqu’il fut seul, Michel Sulfate rayonna.

— Lancette, murmura-t-il d’une voix sourde, demain je partirai de force avec toi, et je t’arracherai la moitié de ta gloire, aussi vrai, vois-tu, qu’en ce moment la nuit vient et que le jour s’en va…


CHAPITRE vi

Partis !

Lorsque Célestin revint chez son maître avec sa malle, Agénor ne remarqua pas trop l’état d’ébriété de son domestique ; le savant était trop ému pour cela. Pensez donc, la veille du grand jour était arrivée ! Dans quelques heures, notre docteur allait bondir avec ses deux compagnons vers la Lune lointaine ! Il n’y avait rien d’extraordinaire à ce que Célestin fût troublé lui aussi, que diable ! ses légers mouvements de roulis et de tangage pouvaient provenir d’une émotion de cause identique, paraître normaux et compréhensibles.

Agénor, Adrien et Honorine ne quittaient pas la haute baraque, où la mise en place dans la nacelle des dernières caisses, des derniers instruments exigeait leur présence. Quant à Célestin, il était monté dans sa chambre, pour ne pas gêner les autres et là, seul, avait commencé les transformations dernières qu’exigeait le vêtement apporté dans la malle. Le domestique avait exercé jadis la profession de bourrelier ; ce petit travail devait être un jeu pour lui.

La fille d’Agénor, chose curieuse, ne se montrait pas en ces dernières heures précédant le départ, mais il y avait à cela une raison, la voici.

Cécile avait supplié son père de l’emmener avec Adrien.

— Non, ma chérie, avait répondu doucement mais impitoyablement Agénor, nous allons vers un but fait en grande partie d’inconnu ; des dangers nous guettent, assurément ; et ce qu’un homme peut difficilement supporter serait plus que suffisant pour anéantir une jeune fille frêle et délicate comme toi.

— Cependant, mon père, avait répondu Cécile, une femme ne peut-elle, dans les aventures incertaines, puiser en son énergie morale une force capable de décupler ses faibles moyens physiques ? Songez à tous les services que je pourrais vous rendre en cas d’accident ou de malaise, comme infirmière, par exemple ; ou bien encore pour la préparation de vos aliments ; pour cent autres choses enfin !…

Ces prières, ces propositions faites d’une façon si charmante ne purent contrebalancer la crainte paternelle. Agénor fut inflexible.

La jeune fille ne put obtenir qu’une chose ; la promesse faite par le docteur d’emporter dans la nacelle une caisse assez grande dans laquelle allaient être rangées certaines choses indispensables aux trois voyageurs.

— Mon père, avait encore dit Cécile, permettez-moi de ne pas assister à votre départ. Oh ! je ne pourrais, sans éprouver une secousse trop forte, voir cette nacelle s’élever vers l’infini, cette nacelle qui vous emporte et qui me laisse là !

Ce fut chose entendue. Agénor embrassa tendrement sa fille une heure avant le départ ; puis Adrien, à son tour, déposa sur les joues de sa cousine en larmes deux gros baisers sonores ; et la pauvre jeune fille, absolument troublée ou paraissent telle, remonta dans l’appartement sans même avoir l’air de penser aux adieux qu’elle devait adresser également à l’excellent Célestin.

La cuisinière avait le cœur plus ferme, sans doute, car elle resta là pour attendre la venue de son mari et s’occuper des derniers préparatifs.