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CHAPITRE v (suite)

Tout ce que la ruse d’un être vraiment décidé peut faire tenter, il l’avait essayé, mais en pure perte. Il offrit de l’or pour savoir ; les hommes au service d’Agénor refusèrent et ne parlèrent pas. Il se grima comme un acteur, mit de fausses barbes, changea chaque jour de physionomie pour pouvoir rôder sans attirer l’attention autour de la mystérieuse baraque. Il entendit bien le bruit des outils et aussi le souffle ardent d’une forge, mais il ne put savoir à quoi servaient ces outils et cette forge.

Il alla même jusqu’à essayer de se faire embaucher par le chef d’équipe, dans le but de travailler à l’atelier ; mais ledit chef d’équipe, un malin, devina l’espion. Saisissant une des moustaches de l’inconnu, il tira dessus, et, bien entendu, la moustache postiche lui resta dans la main ; le pauvre docteur, non reconnu, s’enfuit à toutes jambes en enlevant le reste de barbe qui garnissait sa figure ordinairement glabre.

Cette dernière déception le désespéra. Dès lors, on le vit errer dans les rues retirées d’Orléans ou, en dehors de la ville, le long du fleuve, tout à son idée fixe, négligeant ses malades, oubliant son devoir de guérisseur.

Or, un soir du mois d’août, tandis qu’il flânait près de sa demeure en songeant à la glorieuse et prochaine ascension de son heureux rival, il vit passer près de lui un homme portant péniblement sur son épaule une caisse assez grosse. L’homme, courbé, avait la figure cachée par son fardeau.

— Je connais cette silhouette, se dit Sulfate.

Vivement, il revint sur ses pas pour croiser de nouveau le porteur de la caisse et regarder son visage. Il le reconnut aussitôt.

— Mais, s’écria-t-il avec jovialité, c’est mon grand ami Célestin !

— Tiens ! c’est vous, docteur Sulfate, répondit l’homme qui, en effet, n’était autre que le domestique de Lancette. Ah ! que j’ai chaud ! cette maudite caisse est d’un poids terrible !

Et, ce disant, le bon Célestin prit, de sa main libre, un mouchoir pour essuyer sa figure ruisselante de sueur.

Sulfate le contempla un instant sans rien dire, mais, pendant ce moment qui fut très court, une idée malicieuse lui germa dans le cerveau.

— Mon cher ami, dit-il à Célestin, vous allez attraper du mal ; il faut vous reposer un instant. Voulez-vous venir chez moi, là, tout près.

— Non, merci, docteur, il faut absolument que je continue mon chemin. Cette caisse est attendue impatiemment par M. le docteur Lancette, et

— Mon très bon ami, je vous dis, moi, médecin, qu’il fait vous arrêter et vous reposer un instant. Vous avez même besoin de prendre un cordial, cela se voit à votre physionomie. Je suis persuadé que vous ne pourrez faire cent pas de plus sans qu’il vous arrive quelque chose de grave !

— Vous croyez, docteur !

— J’en suis absolument sûr, et Lancette lui-même, s’il vous observait en cet état, vous ordonnerait de faire ce que je vous recommande.

— Mais, ma caisse ! je ne vais bien sûr pas laisser ma caisse comme ça dans la rue ! Monsieur m’a surtout recommandé de veiller attentivement sur elle ; personne au monde ne doit voir ce qu’il y a dedans.


— Le voilà, dit Célestin en ouvrant sa caisse ; nous en avons déjà reçu cinq comme cela !

— Et qui donc vous dit de la laisser dans la rue. Apportez-là chez moi, c’est facile. Je demeure au rez-de-chaussée, vous le savez bien. Personne ne l’ouvrira, ni moi, ni d’autres. Ça ne me regarde pas, d’ailleurs, ce qui est dedans ; mais venez prendre un cordial ; l’ordre d’un médecin ne se discute pas ; allons, venez.

Célestin, un peu malgré lui, suivit Sulfate en portant toujours sa caisse. L’appartement du docteur était à cinquante pas. Ils entrèrent tous deux dans le cabinet de consultation où le domestique d’Agénor introduisit également son fardeau précieux qu’il plaça sur le tapis.

Célestin, nous l’avons dit au début de cet ouvrage, était une perle ; mais, avouons-le, cette perle n’était pas d’un orient irréprochable. Ses qualités l’emportaient assurément de beaucoup sur ses défauts, ce qui était suffisant, pensons-nous, pour en faire un domestique plus que convenable, mais, enfin, il avait ses petits travers, un peu comme tous les mortels ; ainsi il aimait trop la Chartreuse, la verte, la plus forte. La vue de cette liqueur le rendait tout joyeux, surtout lorsqu’il la contemplait dans un petit verre placé bien en face de lui et destiné à son usage personnel. Sulfate n’ignorait point ce détail.

Dès que notre Célestin fut bien confortablement assis dans un des sièges garnissant le cabinet, le docteur alla dans la salle à manger, puis revint aussitôt avec une bouteille et deux petits verres. Le domestique eut un frémissement de bien-être : la bouteille contenait de la Chartreuse.

— Docteur, s’empressa-t-il de dire, vous soignez donc vos malades avec cette liqueur ?

— Parfois, mon cher. Cela vous rendra les forces qui vous abandonnaient. En disant ces mots, le malicieux médecin emplit le verre de Célestin et le sien.

Ils trinquèrent comme deux camarades ; et, avant de boire, le domestique put voir les derniers rayons du jour se jouer dans le cristal fin de son verre et illuminer de feux verdâtres la liqueur délicieuse ; on eût dit une émeraude liquide. Célestin but d’un trait.

Immédiatement, Sulfate remplit de nouveau le verre de l’imprudent.

— Buvez, mon cher, lui dit-il, cela ne vous fera aucun mal ; c’est efficace et souverain comme un rayon de soleil.

Célestin hésita un peu ; mais la liqueur était si belle, si verte ! qu’il but encore.

Au sixième verre, il appela Sulfate : « mon vieux frère ». Au septième, le malin disciple d’Hippocrate pensa qu’il était temps de questionner, car son homme semblait avoir oublié complètement les recommandations d’Agénor au sujet du silence imposé.

— Eh bien ! dit d’abord Sulfate, et ce dirigeable ?

— Ah ! oui, répondit l’autre, la mécanique, la fameuse mécanique ; mais on part demain !

— Comment : on, dit le médecin très intéressé ; Agénor ne part donc pas tout seul ?

— Pas du tout ; je m’en vais avec lui, et M. Adrien vient aussi ; mais, surtout ne dites rien de tout cela, c’est entre nous, n’est-ce pas ?

— Soyez tranquille, ami Célestin ; mais où allez-vous comme cela tous les trois ?

— Ah ! dame ! je n’en sais rien, mais ces messieurs savent.

« Nous partons pour un long voyage aérien, m’a dit monsieur, veux-tu nous accompagner, Célestin ?

« Ah ! mon maître, ai-je dit, avec vous j’irais jusque dans la Lune !

« Merci, ami, m’a-t-il répondu, en me serrant la main avec émotion, je compte sur toi. Et, voilà, on a fait un tas de préparatifs. Nous en avons empilé dans ce satané wagon qui doit partir, emporté par la grande mécanique !

— Il y a donc un wagon ?

— S’il y a un wagon ! Ah ! je crois bien ; c’est monumental !

— Et Lancette part comme cela, sans autorisation, sans avoir prévenu personne ?

— Une permission ! pourquoi faire ?

— Comment, pourquoi faire, dit Sulfate en versant un huitième verre à Célestin, mais il