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CHAPITRE iv (suite)

L’eau s’échappa en partie du vase et coula par terre. Puis le docteur retira doucement son crochet, ce qui fit baisser le niveau dans le bocal d’une quantité rigoureusement égale au volume du mystérieux morceau de métal.

— Quatre décimètres cube et un dixième, dit-il en observant la ligne graduée. Pesons à présent ce crochet.

La chose était facile, car une balance se trouvait là, sur un établi.

— Sept kilos trois cent quatre-vingt grammes, dit cette fois le docteur.

« Tu comprends à présent, n’est-ce pas, avec quelle facilité nous allons trouver la densité cherchée ?

— Oui, mon oncle, en divisant le poids du crochet, sept kilogrammes trois cent quatre-vingt grammes, par son volume, quatre décimètres cube et un dixième.

— Parfaitement, et cela fait comme densité ?

— Un kilogramme, huit cents grammes, répondit le jeune homme après avoir fait rapidement l’opération.

— Un kilogramme, huit cents grammes, répéta le savant ; je ne connais pas de métal terrestre, à part les métaux alcalins, bien entendu, capable de rivaliser avec celui-là pour la légèreté.

— En effet, mon oncle, puisque la densité de l’aluminium lui-même est de 2,56.

— Il faut donc admettre, dit alors le docteur, qu’il y a des métaux ou des alliages d’une légèreté extraordinaire. C’est là un point nettement acquis à la science.

Voyons maintenant la dureté.

Le médecin prit un marteau solide et frappa doucement d’abord sur la mécanique ; l’outil ne laissa nulle trace. Il frappa plus fort ; même résultat négatif. S’enhardissant alors, notre savant tapa de toutes ses forces, à tour de bras, partout, même aux endroits les plus délicats. Le métal, toujours lisse et net, sonna sous le marteau, mais Agénor se fatigua en vain ; il fut impossible, même à la loupe, d’apercevoir la moindre trace de ces coups de marteau.

— Ça doit être inusable, dit-il, en s’essuyant le front.

Voulant voir ensuite si le feu aurait une influence quelconque, il prit le crochet précédemment plongé dans l’eau, en mesura exactement la longueur et le mit sur les charbons d’une forge portative qu’il alluma. Bientôt, sous l’influence du soufflet, les flammes jaillirent avec bruit. Au bout d’un bon moment, Agénor retira l’objet à l’aide d’une pince et le mesura de nouveau. Le crochet, à peine chaud, n’avait pas gagné une fraction appréciable de millimètre en longueur !

— Voilà qui est fort, dit le savant abasourdi : pas de dilatation, ou, du moins, dilatation inappréciable !

Nous avons dit qu’il y avait sous la base de l’appareil plusieurs tiges assez fines la dépassant de quelques centimètres et terminées chacune par un anneau. Ces tiges, au nombre de quatre, se trouvaient assez loin du sol, car l’appareil était tenu par ses madriers au-dessus de terre Agénor tira sur l’anneau de l’une d’elles.

Aussitôt, spectacle terrifiant, les larges ailes de la mécanique se mirent en mouvement majestueusement, coupant de-ci de-là les charpentes du hangar. Le médecin et Adrien n’en pouvaient croire leurs yeux. Ne sachant trop ce qu’il faisait, Agénor tira sur la seconde tige ; le mouvement s’accéléra, faisant gémir les madriers qui maintenaient l’engin.


… Déjà elle s’envolait, emportant Agénor, puis Adrien cramponné au veston de son oncle, puis encore le concierge, qui, accouru, s’était accroché désespérément au pantalon du jeune homme.

Étonné autant qu’on peut l’être, notre savant fit alors jouer quelque peu la troisième tige, mais l’hélice tourna plus vite encore, sifflant dans l’air où elle se vissait. Tout à coup, les madriers craquèrent, et, mue par une force colossale, la machine monta, crevant brutalement la toiture, coupant les chevrons, hachant les ardoises. Déjà elle s’envolait, emportant Agénor, puis Adrien cramponné au veston de son oncle, puis encore le concierge qui, accouru, s’était accroché désespérément au pantalon du jeune homme. Cécile, de son côté, avait ouvert sa fenêtre en entendant ce bruit, et elle criait à pleine gorge :

« Papa s’en va dans la Lune ! Papa s’en va dans la Lune ! !… »

Mais, heureusement, le savant n’avait pas, en cette extraordinaire circonstance, perdu tout son sang-froid. Il s’accrocha après le quatrième anneau, pensant ainsi mettre fin à cette ascension inattendue. Tout s’arrêta, en effet. Ensuite, prévoyant la chute et ayant constaté, avec une présence d’esprit admirable, que la première des tiges qu’il avait tirées faisait tourner les palettes avec lenteur mais assez fortement, toutefois, pour amortir une descente trop rapide, il tira de nouveau cette tige. Ce qu’il avait prévu arriva : l’appareil, doucement soutenu par le mouvement circulaire de ses ailes, descendit lentement et déposa le savant par terre, ainsi que le concierge et Adrien, au milieu des morceaux de bois coupés, des plâtras et des débris d’ardoises. La machine, elle, tournant toujours, s’inclina lentement, et ses palettes vinrent creuser le sol, faisant voler la terre, semblable à l’hélice d’un navire qui frappe et fait jaillir les eaux écumantes. Agénor ne l’arrêta qu’en tirant le quatrième anneau.

Les trois hommes s’étaient relevés ; et le docteur ivre de joie dit à Adrien, encore tout pâle :

— J’ai compris, mon cher ; je sais manier à présent cette machine comme les Sélénites surent la conduire il y a cent mille ans !

Le concierge, étrangement remué en son être par ce qu’il venait de voir, sentait une sueur froide lui perler sur le front. Il s’appuya, tout défait, sur la paroi du hangar, puis, perdant connaissance, il ferma les yeux, glissa et vint s’asseoir dans le ruisseau venant de la pompe, au beau milieu d’une flaque d’eau.


CHAPITRE v

Les malices du Dr Sulfate.

Un homme ennuyé, c’était le Dr Sulfate, ce confrère de Lancette que nous avons vu accourir auprès de notre savant le soir de la fameuse syncope.

Oui, depuis ce moment fatal, le malheureux Sulfate passait son temps à se demander quelle découverte pouvait bien avoir faite son collègue Agénor Lancette ; car, sûrement, il y avait eu découverte, Sulfate sentait cela, il en avait la tête bouillante, tenaillée par le doute et la jalousie.

Or, le hasard voulut qu’il passât précisément devant la maison de son confrère au moment où l’hélice lunaire perçait dans la toiture du hangar son trou circulaire de diamètre rigoureusement égal à l’envergure de ses ailes.

Ce percement produisit, comme on doit bien le penser, un bruit effrayant. Des morceaux de bois et des ardoises hachés furent projetés tellement haut, en un mouvement circulaire et vertical à la fois, qu’ils passèrent au-dessus de la maison. Un des morceaux d’ardoise ainsi lancé retomba dans la rue d’une facon si franche et si nette sur le porte-cigare du confrère Sulfate, que ledit porte-cigare, arraché des dents de son propriétaire, tomba sur le sol ; Polyte, le chien d’Agénor, se jeta dessus et l’emporta dans sa niche, le prenant pour un os.

Aussitôt, Sulfate et quelques passants se précipitèrent dans la cour et virent le dégât : le hangar percé, le pavé couvert de débris, le concierge immobile et pâle dans sa flaque d’eau, Adrien et Agénor gesticulant.

Aux fenêtres, les gens habitant l’immeuble se penchaient pour voir, et tous les visages étaient effrayés, sauf celui d’un locataire du quatrième, mauvais payeur devant trois termes, qui s’épanouissait de gaîté en voyant son