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« Eh bien ! l’as-tu eue, ta lettre ? que dit-il ? fît madame Fanjane.

— Je ne l’ai pas ouverte, maman.

— C’est qu’elle est gourmande, dit Chouchoute : elle ne veut point partager avec nous. »

Rassérénée, Eva sourit, prétexta l’obscurité des rues. Elle tenait le papier carré et dur dans le creux de la main. Elle marchait paisible, mettant de la ténacité à ralentir le pas pour mieux manifester son empire sur soi, puis brusquement prise d’impatience aux jambes. Chouchoute causait assez haut avec Mme Fanjane, contre qui se pressait Gabriel, grand, câlin et silencieux. La tête d’Eva travaillait malgré elle, comme en un rêve disparate, traversé d’idées associées à voyage, Claude, mal de mer, commandant, Tamatave, chagrin, Diégo-Suarez. Elle s’efforçait de suivre la conversation de Chouchoute où, étrangement, elle entendait prononcer à haute voix les mêmes mots voyage, chagrin, mal de mer. Alentour la brise arrivant des montagnes remuait, en saccades, les hauts feuillages lourds des emplacements, comme une houle ; des feuilles tombaient autour d’elles ainsi que de grosses gouttes ; et le soir s’étendait sur leurs têtes tel qu’une vaste mer noire moutonnant d’étoiles. C’était soudain une de ces grandes nuits australes où l’on est secoué dans les rues vidées comme un canot sur l’océan au large. L’âme est transie avec le corps ; on ne peut pas faire autrement que de penser au vent sur la mer, aux naufrages qui doivent se consommer à cette même heure dans le sud de l’Océan Indien, du