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années que dura l’embarquement de Viaud à bord du Gladiateur il ne se lia avec aucun de ses camarades ; il ne prit part à aucun de leurs plaisirs. Il descendait toujours seul à terre, et, lorsque son service le permettait, il s’absentait longuement du bord, et l’on s’étonnait de le rencontrer dans Stamboul, costumé à la Turque, en compagnie de gens du peuple. Certains le jugeaient peu intelligent et d’esprit obtus. Je protestais à l’occasion contre ces appréciations aussi peu charitables que mal fondées ; plusieurs fois, en allant à bord, j’avais trouvé Viaud seul, retenu par son tour de service, et lui, si réservé en présence de ses camarades, devenait un très intéressant causeur, presque expansif avec moi, en qui il sentait un auditeur sympathique, épris comme lui d’exotisme, de couleur et de vie lointaine. Je me rappelle nos longues causeries du soir, à bord, dans la baie de Thérapia, sous les merveilleux clairs de lune du Bosphore, je l’écoutais me contant les féeries de Tahiti, la nouvelle Cythère ; remémorant ses souvenirs, son œil se voilait, sa voix devenait plus lente, et, subitement, s’arrêtait ; puis après un silence, il reprenait son récit sans lien apparent avec le point où il l’avait laissé… Il me laissait charmé, avec l’impression mélancolique que j’ai toujours trouvée depuis à la lecture de ses ouvrages. Plus d’une fois, et très discrètement, je l’ai interrogé sur les impressions causées sur lui par Stamboul, espérant l’amener à quelques confidences sur le genre de vie mystérieux qu’on lui attribuait ; mais