— À la mairie ? s’écrièrent les paysans désagréablement surpris.
— Oui ! moi, comme vous tous, qui avez eu le malheur de naître en l’an du Seigneur 1856.
Un cri de colère s’échappa de toutes les poitrines.
— Et si nous ne voulons pas !… reprit Manoli avec un geste de défi.
— Eh bien ! on se passera de votre volonté ! repartit Mitica, que le rakiou avait à demi consolé. En guerre ! mes amis, en guerre ! Si les Turcs nous font prisonniers, ils nous couperont bras et jambes ! Ce sera très-gai.
— Et mon fils ? s’écria le vieux Mané, qu’est-ce qu’ils vont faire de mon fils ?
— Ton fils ?… que Dieu le protège, lui et les autres dorobantzi[1] ! Ne revient-il pas aujourd’hui ? Eh bien ! lui, caporal, doit en savoir plus long que moi, futur conscrit.
Mané ne répondit pas, détourna la tête et se remit à jeter au vent les grains de maïs.
— On nous enverra dans la Dobroudja, continua Mitica avec une verve ironique qui excitait ses compagnons, nous coucherons dans les marais avec les crapauds, nous mangerons de la mamaliga[2] faite avec du plâtre : c’est bien assez bon pour de pauvres diables comme nous !
— Que fais-tu donc, père ? dit tout à coup une voix bien connue qui fit tressaillir le vieillard. Tu sèmes du blé pour les étrangers et tu prépares de la paille pour leurs chevaux !
— Ioan ! mon Ioan ! s’écria Mané en se précipitant vers son fils.