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Le dîner fut simple et triste. La conversation de toutes ces vieilles gens était dans le passé, et le passé est peuplé de fantômes évanouis, de bonheurs brisés et de cercueils.

Vers deux heures, les hommes s’étant consultés du regard, ôtèrent leurs gilets et allèrent à la meule aiguiser les haches. Sur la route, les voisins et les gens du village causaient par petits groupes ; les enfants, pieds nus, passaient et repassaient en courant, un brin de mil à la bouche, faisant siffler dans l’air des harts de cornouiller.

Enfin, Siméon Hamel, tenant sa hache près du fer, sortit de la remise et s’engagea dans la descente. Ses frères, quelques-uns munis de haches aussi, le suivaient. Parmi les vieilles silencieuses, Joson resta dans la porte, écroulé dans un petit fauteuil, pleurant dans sa barbe blanche qui tremblait. Il y avait quelque chose d’inouï dans ce défilé de vieux terriens aux visages travaillés par la vie, et tous du même sang, s’en allant frapper l’arbre qui avait vu naître et mourir tous les Hamel, tous leurs ancêtres, même ceux dont on ne parle plus mais dont on lit les noms en première page au registre de l’Ancienne-Lorette. En cette minute, ils songeaient tous aux bers sur lesquels l’orme avait veillé dans les grandes chaleurs, aux joyeuses voiturées qu’il avait vues sortir au grand trot les matins des noces et aux nombreux cercueils qui