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CROQUIS LAURENTIENS

petits squelettes blancs se tord et grimace dans la brume ; la plupart sont renversés en arrière comme pris à la gorge par un agresseur invisible ; d’autres, leurs bras noueux tendus vers le ciel, ont l’air de choses coupables foudroyées par le feu du ciel. Les branches courtes, ramifiées à l’excès, palpitent dans le noir, agitent des castagnettes et veulent avidement saisir quelque chose qui leur échappe toujours. Vue à cette heure, par cette brume, et avec le bruit de tonnerre de la mer haute se ruant à l’assaut du Reef, la scène était dantesque et, ce soir-là, pour une fois, j’ai déploré de n’être pas artiste.

À regret je m’arrachai à cette tristesse infinie pour prendre la rive et rejoindre le camp que je savais n’être pas loin. Je marchais d’un pas lourd parmi les laminaires brunes, les crabes et les oursins vidés quand, tout à coup, je vis, couché sur un cordon de varech verdâtre, une épave minuscule, un tout petit bateau d’enfant, crevé et noirci, mais portant encore grand mât et gouvernail. Un jouet en un pareil lieu, un sourire dans cette solitude ! Et volontiers j’aurais voulu interroger l’épave pour savoir quelle main paternelle d’aïeul gaspésien ou quel pauvre nurembergeois creusa cette coque de sapin ; quelle main potelée la mit à l’eau et la fit, pour la première fois, courir sur la mare aux canards ou sur les flaques prisonnières du sable