Page:Marguerite de Navarre - L’Heptaméron, éd. Lincy & Montaiglon, tome IV.djvu/323

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
309
DU TOME TROISIÈME

voulut passer plus outre & ne s’arrester là, car il luy voulut le tout descouvrir & sçavoir d’elle pourquoy elle se cachoit ainsi de luy & se faisoit ainsi servir à couvert & cachettes ; mais elle, très bien rusée, nia & renia tout, jusques à sa part de Paradis & la damnation de son ame, comme est la coustume des dames, quand on leur va objecter des choses de leur cas qu’elles ne veulent qu’on les sache, encore qu’on en soit bien certain & qu’elles soient très vrayes. Elle s’en dépita, & par ainsi ce Gentilhomme perdit sa bonne fortune. Bonne certes elle estoit, car la Dame estoit grande & valoit le faire, &, qui plus est, parce qu’elle faisoit de la sucrée, de la chaste, de la prude, de la feinte. En cela il pouvoit avoir double plaisir : l’un pour cette joüissance si douce, si bonne, si délicate, & le second, à la contempler souvent devant le monde en sa mixte cointe mine, froide & modeste, & sa parole toute chaste, rigoureuse & rechignarde, songeant en soy son geste lascif, folastre maniement & paillardise, quand ils estoient ensemble. Voilà pourquoy ce Gentilhomme eut grand tort de luy en avoir parlé, mais devoit tousjours continuer ses coups & manger sa viande aussi bien sans chandelle qu’avec tous les flambeaux de sa chambre. Bien devoit-il sçavoir qui elle estoit, & en faut loüer sa curiosité, d’autant que, comme dit le conte, il avoit peur avoir à faire avec quelque espèce de Diable ; car volontiers ces Diables se transforment & prennent la forme des femmes pour habiter avec les hommes & les trompent ainsi, ausquels pourtant, à ce que j’ay ouy dire à aucuns Magiciens subtils, est plus aisé de s’accommoder de la forme & visage de femme que non pas de la parole. Voilà pourquoy ce Gentilhomme avoit raison de la vouloir voir & cognoistre, &, à ce qu’il disoit luy-même, l’abstinence de la parole lui faisoit plus d’appréhension que la veuë & le mettoit en resverie de Monsieur le Diable, dout en cela il monstra qu’il craignoit Dieu. Mais, après avoir le tout descouvert, il ne devoit rien dire. Mais quoy ! ce dira quelqu’un, l’amitié & l’amour n’est point bien parfaite si on ne la déclare & du cœur & de la bouche, & pour ce ce Gentilhomme la luy vouloit faire bien entendre ; mais il n’y gagna rien, car il y perdit tout. Aussi, qui eust cogneu l’humeur de ce Gentilhomme, il sera pour excusé, car il n’estoit si froid ny discret pour joüer ce jeu & se masquer d’une telle discrétion ; &, à ce que j’ay ouy dire à ma mère, qui estoit à la Reyne de Navarre & qui en sçavoit quelques secrets de ses Nouvelles, & qu’elle en estoit l’une des devisantes, c’estoit feu mon oncle de La Chastaigneraye, qui estoit brusq, prompt & un peu volage. Le conte est déguisé pourtant pour le cacher mieux, car mon dict oncle ne fut