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DE MARGUERITE DE NAVARRE

délay, ils eussent à pourveoir au suppliant ainsi qu’il appartiendrait.

Or havoit elle si ardente charité vers les pauvres & indigents qu’elle vouloit que leur proffit & commodité fust poursuivye à son propre dommage, car elle disoit les Roys & les Princes n’estre les maistres & seigneurs des pauvres, ains seulement leurs ministres, pource que les pauvres sont les membres de Dieu, duquel les Princes sont Ministres. Elle ne recommandeoit à ses Officiers aulcune chose plus affectueusement que le soing des pauvres, voire & les leur recommandoit à joinctes mains & la larme à l’œil, en faisant bon serment qu’elle feroit toutes choses à la faveur de ceuls qui hauroient les pauvres pour recommandés.

Quand aussi elle estoit advertie que de son crédit & auctorité elle pouvoit faire plaisir à quelcun, ou elle escrivoit de sa main lettres de recommandation ou, si ses affaires ne le permettoient, elle disoit l’argument de sa lettre à son Secrétaire Jhean Frotté — sien le dy je pource qu’il estoit de son privé Conseil comme son premier & treséprové Secrétaire, homme de grande expérience & de bon esprit, prudent & hayant peu de semblables au debvoir & à la diligence de son office — ou, en son absence, à quelcun de ses aultres Secrétaires, dont elle havoit notable nombre de gens, industrieus, bien vivants & trèsexperts en cest estat. Ô Seigneur Dieu, que telles lettres estoient pleines de doulceur, d’humanité & d’affection à faire plaisir ! Elle recommandeoit si affectueusement ceuls à la faveur desquels elle escrivoit qu’à veoir la lettre on l’eust jugée escrire pour son affaire propre.

Mais personne ne se persuade, oyant Marguerite avoir esté fort éloignée de gloire & arrogance, qu’elle se soit ostée du millieu, je dy de gravité, pour descendre à l’aultre ex-