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DE MARGUERITE DE NAVARRE

tience & déturber du siège de Tranquilité tout esprit, tant noble, tant constant & tant courageus soit il, mais elle prenoit sa consolation sur la response qu’on dit Alexandre avoir un jour faicte à celuy qui l’advertit d’un quidam, qui avoit mesdit de luy : « C’est », dist il, « le propre d’un Roy recepvoir des injures pour ses bienfaicts. » Quand elle penseoit à ceste royalle & magnanime sentence & avec cela réduisoit aussi en mémoire que le Seigneur commande à tous fidèles Chrestiens de ne rendre mal pour mal, hayne pour hayne, injure pour injure, soubdainement son cœur s’éclaircisseoit en sorte qu’elle n’avoit plus aulcune souvenance de l’injure de ceste ingratitude. Qu’il ne soit vray, elle ne desisteoit de parler trèshumainement aux ingrats &, où elle pouvoit leur faire plaisir, trèsvoluntiers s’emploieoit pour euls comme si jamais auparavant ne l’eussent offensée.

Est il acte qui sente plus son christianisme ? Que pourroient tous les Philosophes demander plus excellent & mémorable en un Prince ? Je vouldrois certes que tous les Princes, Seigneurs & nobles hommes, quand ils se laissent conduire & mener à leurs aveuglées affections, heussent quelque souvenance de la doulceur & longanimité de Marguerite affin qu’ils fussent arrestés par sa vertu & ne cercheassent ainsi tant de moyens pour se venger de l’outrage qu’on leur peut avoir fait. Car, combien que cupidité de vengeance doive estre déracinée du cœur de tous les Ordres des hommes, toutefois elle doibt principalement estre mise hors de l’esprit des Roys, Princes & grands Seigneurs, car elle aveugle l’entendement, pervertit le jugement, renverse la raison en sorte que celuy qui brusle en cœur d’ardeur de vindication ne pourra ne dire, ne faire, ne penser aulcune chose qui soit bonne, vertueuse & loua-