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IIJe NOUVELLE

deur de vostre estat, & regardons que nous sommes l’homme & la femme de ce monde les plus trompez, trahis & mocquez de ceulx que nous avons plus parfaictement aimez. Revenchons nous, ma Dame, non tant pour leur rendre ce qu’ilz méritent que pour satisfaire à l’amour qui, de mon costé, ne se peut plus porter sans morir. Et je pense que, si vous n’avez le cueur plus dur que nul caillou ou dyamant, il est impossible que vous ne sentiez quelque estincelle du feu qui croist tant plus que je le veulx dissimuler. Et, si la pitié de moy, qui meurs pour l’amour de vous, ne vous incite à m’aimer, au moins celle de vous mesme vous y doit contraindre, qui estes si parfaicte que vous méritez avoir les cueurs de tous les honnestes hommes du monde, & estes desprisée & délaissée de celuy pour qui vous avez dédaigné tous les aultres. »

La Royne, oyant ces parolles, fut si transportée que, de paour de monstrer par sa contenance le troublement de son esprit, s’appuyant sur le bras du Gentil homme, s’en alla en ung jardin près de sa chambre, où longuement se promena sans luy povoir dire mot. Mais le Gentil-homme, la voyant demy vaincue, quand il fut au bout de l’allée où nul ne les povoit veoir, luy déclara par effect l’amour que si long temps il luy avoit cellée, &, se trouvans tous deux d’un consentement, jouèrent