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NOTICE DES MANUSCRITS

En la vertu de ce très riche don,
De vostre amour que vous m’avez donnée,
Laquelle amour ne m’a habandonnée ;
Là j’ay tousjours eu fiance parfaicte.
Or, mainctenant qu’aproche la deffaicte
De la prison de ce vieil corps charnel,
Las, plaise vous, ô mon père éternel,
Entre voz braz l’ame & l’esprit reprendre
Que de bon cueur entre voz mains vois rendre.
Je sçay, Seigneur, que celluy qui a creu
Entièrement par foy vous a reçeu.
Je vous croy myen, vous le m’avez promis ;
Donc vous reçoy, ô l’amy des amys,
En mon esprit, qui par foy vous embrasse ;
Ô le pain vif, duquel la doulceur passe
Toute doulceur, en foy je vous reçoy.
Par ceste foy ainsy recevez moy ;
Je ne suys pas de recevoir déçeue
Le vray amy duquel je suis reçeue ;
Je vous reçoy spirituellement,
Ne vous povant recevoir autrement,
Croyant si bien ceste réception
Que seure suys de ma salvation. »
L’hostie fut lors de là transportée ;
Elle, du tout en Dieu reconfortée,
Print l’unction que très bien entendit
Et aux endroictz qu’il failloit respondit,
Puys, se monstrant de Dieu espouse & fille,
Va commander de dire l’Evangile,
Et, commençant au sermon fructueux
D’après la Cène, que d’un cueur vertueux
Elle escoutoit &, tant que l’on lisoit,
Sans sentir mal ung seul mot ne disoit.
Mais, quand ung peu l’on cessait la lecture,
Se pleignoit fort, car sa povre nature
Eut grand tourment de pierre & de gravelle,
Et, qui pis fut, elle eut une nouvelle
Forte à porter, c’est que au terme prefix
N’estoit possible avoir le Roy son filz.

Lors fist ung cry quand elle ouyt cela,
Et en pleurant amèrement parla :
« Ô mon enfant, ne te verray je poinct ?
Me fauldras tu, mon filz, au dernier poinct ?
Faut il partir de ce terrestre lieu
Sans te baiser pour le dernier adieu ? »
Puys dist, levant au ciel ses pleurans yeulx :
« Vous l’avez fait, mon Seigneur, pour le myeulx,