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ORAISON FUNÈBRE

entré au corps de la fille. L’arbre n’est mort qui, encor qu’il soit couppé, ha toutefois des racines qui rejettent. Ainsi Marguerite ne peut estre morte à qui une fille est demeurée, l’infance de laquelle, par une nouvelle & rare indole, nous monstreoit des scintilles de prudence, de modération, de doulceur, d’intégrité, de piété, & maintenant en sa jeunesse la grande affluence de ses vertus respond à ceste magnifique espérance que la première herbe de sa petite aige nous présentoit, en sorte que ne devons plus doubter qu’elle déçoive la publique espérance d’elle, ains plustost devons attendre qu’estant venue à la maturité de son aige satisfera abondemment au grand desir de tout le Monde.

Or Nature nous a donné, pour ostage & pour gaige de nostre espérance, la singulière beaulté dont elle l’a douée, non seulement pour la faire l’une des plus excellentes femmes de son siècle, mais pour nous donner aussi un certain signe qu’elle a employé toutes ses forces pour forger en Jheanne un trèsparfaict ouvrage. Car, comme dit Platon, la grande beaulté du corps tesmoigne la beaulté de l’esprit ; si nous croions Plutarche, la beaulté corporelle n’est aultre chose que l’œuvre de l’âme, tesmoignante qu’elle ha en son vaisseau ses actions libres.

Puis donc qu’il est trèsmanifeste que Marguerite ne peut mourir, il nous convient prendre garde que ne soions enervés de pleurs comme les femmes & que soions condamnés par les Stoïques &, en passant oultre les limites de constance, nous donnons a cognoistre par nostre dueil que la félicité de Marguerite nous desplaist & que nous avons pour arresté en nostre esprit que l’homme par la Mort est si bien destruict que du tout il tourne à néant. Car