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ORAISON FUNÈBRE

gents vertueus & de bon jugement louent & prisent en Marguerite luy devoir estre imputé à vice & appellent prodigalité & profusion de bien ce que nous luy tournons à libéralité. Or disent ils qu’il fault havoir ceste prudence à faire du plaisir & du bien qu’on ne le fasse indifféremment, je dy tant aux mauvais, vicieus & meschants, qu’aux bons, ains seulement à ceuls là qui se trouveront en estre dignes ; que Marguerite n’observeoit ceste reigle & ne considéreoit les personnes, vers lesquelles elle emploieoit ses bienfaicts, pour bien & deuement colloquer sa libéralité, ains au contraire que le plus souvent estoit libérale à l’endroit de ceuls qui ne le mériteoient.

La trèsmodeste Royne entendoit assés souvent tels propos, mais ne s’esmouvoit grandement de l’opinion & jugement d’un tas de sordides avares, qu’elle laisseoit avec le Patrocle d’Aristophane, le Pygmalion de Vergile, le Polymnestor de Properse, Vuidie d’Horace, le Saleran de Martial, & aultres semblables bruslants d’avarice, illibéralement & sordidement vivre, & estre brutalement esclaves de l’argent. Non que cependant elle ne fust plus prompte à faire du bien aux bons & vertueus, mais aussi elle n’en refuseoit les meschants & vicieus ; car elle havoit souvenance d’avoir ouy dire que le Philosophe Aristote donna un jour de l’argent à un meschant & vicieus garçon, qui luy en avoit demandé, &, reprins & blamé d’un sien amy de quoy il avoit fait du bien à un vicieus & indigne, respondit qu’il ne l’avoit donné à l’homme vicieus, mais à l’humanité.

Aussi sçavoit elle bien ce que naguères nous disions, c’est le Prince estre l’image de Dieu &, comme dit S. Paul, ordonné de Dieu pour estre icy son Ministre, & que par ce il doibt prendre peine d’estre semblable en clémence,