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LA I. IOVRNEE DES NOVVELLES

Doncques, luy diſt Amadour, puis que ne me voulez faire viure, pourquoy me voulez vous garder de mourir ? ſinon que vous eſperez plus me tourmenter en viuant, que mille mors ne ſçauroient faire. Mais combien que la mort me fuyt, ſi la chercheray-ie tant que la trouueray, car en ce iour là ſeulemẽt i’auray repos. Durant qu’ils eſtoient en ces termes, vindrent nouuelles que le Roy de Grenade cõmençoit vne treſgrande guerre contre le Roy d’Eſpaigne : tellement que le Roy y enuoya le Prince ſon fils, & auec luy le Cõneſtable de Caſtille, & le Duc d’Albe deux vieils & ſages ſeigneurs. Le Duc de Cardonne & le Comte d’Arande ne voulurent pas demeurer, & ſupplierent au Roy de leur donner quelque charge, ce qu’il feit ſelon leurs maiſons, & leur bailla pour les conduire Amadour, lequel durant la guerre feit des actes ſi eſtranges, qu’ils ſembloient autãt pleins de deſeſpoir que de hardieſſe. Et pour venir à l’intention de mon compte, vous diray que ſa trop grande hardieſſe fut eſprouuée à ſa mort. Car ayant les Maures faict demonſtrance de donner la bataille, voyants l’armée des Chreſtiens, feirent ſemblant de fuir, à la chaſſe deſquels ſe meirent les Eſpaignols : mais le vieil Conneſtable & le Duc d’Albe, ſe doutans de leur fineſſe, retindrent contre ſa volonté le Prince d’Eſpaigne, qu’il ne paſſaſt la riuiere. Ce que feirent (nonobſtant les deffenſes) le Comte d’Arande, & le Duc de Cardonne. Et quand les Maures veirẽt qu’ils n’eſtoient ſuyuis que de peu de gens, ſe retournerent, & d’vn coup de cimeterre abbatirent tout mort le Duc de Cardonne, & fut le Comte d’Arande ſi fort bleſſé, qu’on le laiſſa pour mort en la place. Amadour arriua ſur ceſte deffaicte tant enragé & furieux, qu’il rompit toute la preſſe, & feit prendre les deux corps deſdicts Duc & Comte, & les feit porter au camp du Prince, lequel en eut autant de regret que de ſes propres freres. Mais en viſitãt leurs playes, ſe trouua le Comte d’Arande encores viuant, lequel fut enuoyé en vne lictiere en ſa maiſon, ou il fut long temps malade. De l’autre coſté arriua à Cardonne le corps du ieune Duc. Amadour ayant faict ſon effect de retirer ces deux corps, penſa ſi peu de luy, qu’il ſe trouva enuironné d’vn grand nombre de Maures : & luy qui ne vouloit non plus eſtre prins qu’il auoit peu prendre ſ’amie, ne faulſer ſa foy enuers Dieu qu’il auoit enuers elle, ſçachant que

ſ’il eſtoit