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LA I. IOVRNEE DES NOVVELLES

corps n’eſt ſien ny ne luy appartient. Mais moy, ma dame, durãt cinq ou ſix ans, i’ay porté tant de peines & trauaux pour vous, que ne pouuez ignorer qu’à moy ſeul n’appartienne le corps & le cueur, pour lequel i’ay oublié le mien. Et ſi vous vous en cuidez deffendre par la conſcience, ne doubtez point que ceux qui ont eſprouué les forces d’amour ne reiettẽt le blaſme ſus vous, qui m’auez tellement rauy ma liberté, & esblouy mes ſens par voz diuines graces, que ne ſçachant deſormais que faire, ie ſuis contrainct de m’en aller, ſans eſpoir de iamais vous reueoir : Aſſeuré toutesfois que quelque part ou ie ſois, vous aurez touſiours part du cueur qui demeurera voſtre à iamais, ſoit ſur terre, ſoit ſur eau, ou entre les mains de mes plus cruels ennemis. Mais ſi i’auois auant mon partemẽt la ſeureté de vous, que mon grand amour merite, ie ſerois aſſez fort pour ſouſtenir en patience les ennuiz de ceſte longue abſence. Et ſ’il ne vous plaiſt m’ottroyer ma requeſte, vous oyrez bien toſt dire que voſtre rigueur m’aura donné vne malheureuſe & cruelle mort. Florinde non moins eſtonnée que marrie, d’ouyr tenir tels propos à celuy duquel elle n’eut iamais ſoupçon de choſe ſemblable, luy diſt en pleurant : Helas Amadour ! font-ce les vertueux propos que durant ma ieuneffe vous m’auez tenuz ? Eſt-ce cy l’honneur de la conſcience que vous m’auez maintes fois conſeillée pluſtoſt mourir que perdre ? Auez vous oublié les bons exemples que vous m’auez donnné des vertueuſes dames, qui ont reſiſté à la folle amour, & le deſpris que vous auez touſiours` faict des folles dames ? Ie ne puis croire, Amadour, que ſoyez ſi loing de vous meſmes, que Dieu, voſtre cõſcience, & mon honneur ſoiẽt du tout morts en vous. Mais ſi ainſi eſt que vous le dictes, ie louë la bõté diuine, qui a preuenu au malheur ou maintenant ie m’en allois precipiter, en me monſtrant par voſtre parolle le cueur que i’ay tant ignoré. Car ayant perdu le fils de l’enfant fortuné, non ſeulemẽt pour eſtre mariée ailleurs, mais pource que ie ſçay bien qu’il en aime vne autre : & me voyant mariée à celuy que ie ne puis aimer, quelque peine que i’y mette, ne auoir pour agreable, i’auois penſé & deliberé d’entieremẽt & de tout mon cueur & affection vous aimer, fondãt ceſte amitié ſur la vertu que i’ay tant congneuë en vous, & laquelle par voſtre moyen, ie penſe auoir attaincte. C’eſt d’aimer plus

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