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DE LA ROYNE DE NAVARRE.

ſon intention, & ſe leua de deſſus ſon lict : dequoy faire Florinde penſant qu’il fuſt trop foible, le voulut engarder. Et ſe mettant à genoulx, luy diſt : Fault il que pour jamais ie vous perde de veuë ? Et en ce diſant ſe laiſſa tomber entre ſes bras, cõme vn homme à qui force default. La pauure Florinde l’embraſſa & le ſouſtint bien longuement, faiſant tout ce qu’il luy eſtoit poſſible pour le cõſoler : mais la medecine qu’elle luy bailloit pour amander ſa douleur, la luy rendoit beaucoup plus forte : car en faiſant le demy mort, & ſans parler, ſ’eſſaya à chercher ce que l’honneur des femmes defend. Quand Florinde ſ’apperceut de ſa mauuaife volonté, ne la pouuant croire, veu les honneſtes propos que touſiours luy auoit tenuz, luy demanda que c’eſtoit qu’il vouloit : mais Amadour craignant d’ouyr ſa reſponſe, qu’il ſçauoit bien ne pouuoir eſtre autre que chaſte & honneſte, ſans rien dire pourſuyuit auec toute la force qui luy fut poſsible, ce qu’il cherchoit. Dont Florinde bien eſtonnée ſoupçonna qu’il fuſt hors du ſens, pluſtoſt que de croire qu’il pretẽdiſt à ſon deſhonneur. Parquoy elle appella tout hault vn gentilhõme qu’elle ſçauoit bien eſtre en la chambre auec elle : dõt Amadour deſeſperé iuſques au bout, ſe reietta fur ſon lict ſi ſoudainement, que le gentilhomme penſoit qu’il fuſt treſpaſſé. Florinde qui ſ’eſtoit leuée de ſa chaiſe, diſt : allez & apportez viſtement quelque bon vinaigre, ce que le gẽtilhomme feiſt. A l’heure Florinde commẽça à dire : Amadour quelle follie vous eſt montée en l’entendement ? & qu’eſt-ce qu’auez penſé & voulu faire ? Amadour qui auoit perdu toute raiſon, par la force d’amour, luy diſt : Vn ſi long ſeruice que le mien, merite-il recompenſe de telle cruauté ? Et ou eſt l’honneur, diſt Florinde, que tãt de fois vous m’auez preſché ? Ha ma dame ! diſt Amadour, il me ſemble qu’il n’eſt poſsible de plus parfaitement aimer voſtre honneur que ie fais. Car quand vous auez eſté à marier, i’ay ſi bien ſceu vaincre mon cueur, que vous n’auez iamais ſceu congnoiftre ma volonté : maintenant que vous eſtes mariée, & que voſtre honneur peult eſtre couuert, quel tort vous tiens ie de demander ce qui eſt mien ? car par la force d’amour ie vous ay gaignée. Celuy qui premier a eu voſtre cueur, a ſi mal pourſuiuy le corps, qu’il a merité perdre le tout enſemble. Celuy qui poſſede voſtre corps, n’eſt digne d’auoir voſtre cueur, parquoy meſmes le