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DE LA ROYNE DE NAVARRE.

nerent & meirent tant de gens à terre, que le Duc de Nagyeres ſurpris de ſes ennemis, fut emmené priſonnier. Amadour qui eſtoit fort vigilant entendit le bruit, & aſſembla incõtinent le plus grand nombre de ſes gēs qu’il peut, & ſe defendit ſi bien, que la force de ſes ennemis fut long tẽps ſans luy pouoir nuire. Mais à la fin ſçachãt que le Duc de Nagyeres eſtoit pris, & q̃ les Turcs eſtoiẽt deliberez de mettre le feu à Palamons, & le bruſler en la maiſon ou il tenoit fort contre eux, aima mieux ſe rendre que d’eſtre cauſe de la perdition des gens de biẽ, qui eftoiẽt en ſa cõpaignie, & auſsi que ſe mettant à rançon eſperoit encores veoir Florinde : alors ſe rẽdit à vn Turc nommé Derlin gouuerneur du Roy de Thunis, lequel le mena à ſon maiſtre, ou il fut tresbien receu & honoré, & encore mieux gardé, car ils penſoient bien l’ayant entre leurs mains, auoir l’Achilles de toutes les Eſpaignes : ainſi demeura Amadour pres de deux ans au ſeruice du Roy de Thunis. Les nouuelles vindrent en Eſpaigne de ceſte priſe, dont les parẽs du Duc de Nagyeres feirẽt vn grand dueil, mais ceux qui aimoient l’hõneur du païs eſtimerent plus grande la perte d’Amadour. Le bruit en vint en la maiſon de la Comteſſe d’Arande, ou pour lors eſtoit la pauure Auenturade griefuement malade. La Comteſſe qui ſe doutoit bien fort de l’affection qu’Amadour portoit à ſa fille (ce qu’elle ſouffroit & diſsimuloit pour les vertuz qu’elle congnoiſſoit en luy) appella ſa fille à part, & luy diſt les piteuſes nouuelles. Florinde, qui ſçauoit bien diſsimuler luy diſt, que c’eſtoit grãde perte pour toute leur maiſon, & que ſur tout elle auoit pitié de ſa pauure femme, veu meſmement la maladie ou elle eſtoit. Mais voyant ſa mere pleurer ſi fort, laiſſa aller quelques larmes pour luy tenir cõpaignie, à fin que par trop feindre, la feincte ne fuſt defcouuerte. Depuis ceſte heure la Cõteſſe luy en parloit ſouuãt, mais jamais ne ſceut tirer de ſa contenance choſe ou elle ſceuſt aſſeoir iugement. Ie laiſſeray à dite les voyages, prieres, oraiſons, & ieuſnes que faiſoit ordinairemẽt Florinde pour le ſalut d’Amadour. Lequel incontinent qu’il fut à Thunis ne faillit d’enuoyer de ſes nouuelles à ſes amis, & par homme ſeur aduertir madame Florinde qu’il eſtoit en bonne ſanté & eſpoir de la reueoir, qui fut à la pauure dame le ſeul moyen de ſouſtenir ſon ennuy. Et ne doutez pas, que le moyen d’eſcrire ne luy fuſt per-

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