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DE LA ROYNE DE NAVARRE.

fut ſi deſeſperé qu’il ne ſe peut tenir de luy dire en colere : Ma dame, c’eſt bien toſt commencé de tourmenter vn ſeruiteur & le lapider : car ie ne penſe point auoir porté peine qui m’ait eſté plus ennuyeuſe, que la contraincte de parler à celle que ie n’aime point. Et puis que ce que ie fais pour voſtre ſeruice eſt prins de vous en autre part, ie ne parleray iamais à elle, & en aduienne ce qu’il pourra aduenir. Et à fin de diſsimuler autant mon courroux que i’ay faict mon contẽtemẽt, ie m’en vois en quelque lieu cy aupres, attẽdant que voſtre fantaſie ſoit paſsée. Mais i’eſpere que i’auray quelques nouuelles de mon capitaine de retourner à la guerre, ou ie demeureray ſi lõg temps, que vous cognoiſtrez qu’autre choſe que vous ne me tient en ce lieu : & en ce diſant (ſans attendre reſponſe d’elle) s’en partit incontinent : & elle demeura tant ennuyée & triſte, qu’il n’eſtoit poſſible de plus. Et commença l’amour poulsé de ſon contraire, à monſtrer ſa treſgrande force : tellemẽt qu’elle cognoiſſant ſon tort, inceſſammẽt eſcriuoit à Amadour, le priant de vouloir retourner : ce qu’il feit apres quelques iours que ſa grande colere luy fut diminuée. Et ne ſçaurois bien entreprẽdre de vous cõpter par le menu les propos qu’ils eurent pour rompre ceſte ialouſie, mais il gaigna la battaille, tant quelle luy promiſt qu’elle ne croiroit iamais, non ſeulement qu’il aimaſt Pauline, mais qu’elle ſeroit toute aſſeurée, que ce luy ſeroit vn martire trop importable de parler à elle ou à autre, ſinon pour luy faire ſeruice. Apres que l’amour eut vaincu ce preſent ſoupçon, & que les deux amans commencerẽt à prendre plus de plaiſir que iamais à parler enſemble, les nouuelles vindrẽt que le Roy d’Eſpaigne enuoyoit toute ſon armée à Saulſe. Parquoy celuy qui auoit accouſtumé d’y eſtre le premier, n’auoit garde de faillir à pourchaſſer ſon hõneur : mais il eſt vray que c’eſtoit auec autre regret qu’il n’auoit accouſtumé, tant de perdre le plaiſir qu’il auoit, que de peur de trouuer mutation à ſon retour, pource qui voyoit Florinde pourchaſſée de grãds princes & ſeigneurs, & deſia paruenuë à l’aage de quinze ans, qu’il penſa que ſi en ſon abſence elle eſtoit mariée, n’auroit plus occaſion de la veoir, ſinon que la Comteſſe d’Arande luy donnaſt ſa femme pour compaigne. Et mena ſi bien ſon affaire enuers tous ſes amis, que la Comteſſe & Florinde luy promirẽt, qu’en quelque

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