Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/73

Cette page a été validée par deux contributeurs.
28
DE LA ROYNE DE NAVARRE.

me) lequel eſtoit en Sarragoſſe en ſon chaſteau de la Iafferie : ceſte dame paſſa par vn village, qui eſtoit au viceroy de Cathelongne, lequel ne bougeoit de deſſus les frontieres de Parpignan, à cauſe des grandes guerres, qui eſtoient entre le Roy de Frãce & luy : mais lors y auoit paix, en ſorte que le Viceroy auec tous les capitaines eſtoient venuz pour faire reuerence au Roy. Sçachãt le Viceroy que la Cõteſſe d’Arande paſſoit par ſa terre, alla au deuant d’elle, tant pour l’amitié ancienne qu’il luy portoit, que pour l’honorer, comme parente du Roy. Or auoit le Viceroy en ſa compaignie pluſieurs honneſtes gẽtils-hommes, qui par la frequentation des longues guerres auoient acquis tant d’honneur & bon bruit, que chacun qui les pouuoit veoir & hanter, ſe tenoit heureux. Mais entre les autres y en auoit vn nommé Amadour, lequel combien qu’il n’euſt que dixhuict ou dixneuf ans, auoit la grace tãt aſſeurée, & le ſens ſi bon, que lon l’euſt iugé entre mille digne de gouuerner vne republicque : il eſt vray que ce bon ſens lá eſtoit accompaigné d’vne ſi grande & naïfue beauté, qu’il n’y auoit œil qui ne ſe tint content de le regarder : & ceſte beauté tant exquiſe ſuyuoit la parolle de ſi pres, qu’on ne ſçauoit à qui donner l’honneur, à la grace, à la beauté, ou à la parolle. Mais ce qui le faiſoit plus eſtimer, eſtoit ſa hardieſſe treſgrande, dont le bruit n’eſtoit empeſché pour ſa ieuneſſe : car en tant de lieux auoit ia monſtré ce qu’il ſçauoit faire, que non ſeulement les Eſpaignes : mais la France & Italie eſtimoit grandement ſes vertuz, pource qu’en toutes les guerres ou il auoit eſté ne ſ’eſtoit point eſpargné. & quand ſon païs eſtoit en repos, il alloit chercher la guerre aux lieux eſtranges, ſe faiſant aimer & eſtimer des amis & ennemis. Ce gentilhomme pour l’amour de ſon capitaine, ſe trouua en ceſte terre ou eſtoit arriuée la Comteſſe d’Arande, & en regardant la beauté & bonne grace de ſa fille (qui pour lors n’auoit douze ans) penſa en luy meſmes que c’eſtoit bien la plus belle & honneſte perſonne que iamais il auoit veuë, & que ſ’il pouuoit auoir ſa bonne grace, il en ſeroit plus ſatisfaict que de tous les biens & plaiſirs qu’il ſçauroit auoir d’vne autre. Et apres auoir longuement regardé ſe delibera de l’aimer, quelque impoſsibilité que la raiſon meiſt au deuant, tant pour la maiſon dont elle eſtoit, que pour l’aage qui ne pouuoit encores entendre tels propos.