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LA I. IOVRNEE DES NOVVELLES

que de nul de ſes enfans, fut fort marrie d’entẽdre qu’on le prenoit à mauuaiſe part : tant qu’à la fin (craignant le ſcandale par la malice des hommes) le pria pour quelque temps de ne hanter ſa maiſon, comme il auoit acouſtumé : choſe qu’il trouua de dure digeſtion, ſçachant que les propos honneſtes qu’il tenoit à ſa fille ne meritoient point tel eſlõgnemẽt. Toutesfois pour faire taire les mauuaiſes langues, ſe retira tant de temps que le bruit ceſſa, & y retourna comme il auoit accouſtumé : l’abſence duquel n’auoit amoindry ſa bonne volonté, mais eſtant en ſa maiſon entendit que lon parloit de marier ceſte fille auec vn gentil-home qui luy ſembla n’eſtre point ſi riche qu’il luy deuſt tenir tort d’auoir ſ’amie non plus que luy. Et commẽça à prendre cueur, & employer de ſes amis pour parler de ſa part : pẽſant que ſi le choix eſtoit baillé à la damoiſelle qu’elle le prefereroit à l’autre. Toutesfois la mere de la fille & ſes parens, pource que l’autre eſtoit beaucoup plus riche, l’eſleurẽt, dõt le gentilhõme print tant de deſplaiſir, ſçachant que s’amie perdoit autant de contentement que luy, peu à peu ſans autre maladie, cõmença à diminuer, & en peu de temps chãgea de telle ſorte, qu’il ſembloit qu’il couuriſt la beauté de ſon viſage d’vn maſque de la mort, ou d’heure à heure il alloit ioyeuſement, ſi eſt-ce qu’il ne ſe peut garder quelquefois, qu’il n’allaſt parler à celle qu’il aymoit tant. Mais à la fin que la force luy deffailloit, il fut contraint de garder le lict, dont il ne voulut aduertir celle qu’il aimoit, pour ne luy donner part de ſon ennuy. Et ſe laiſſant ainſi aller au deſeſpoir, perdit le boire & le manger, le dormir & le repos, en ſorte qu’il n’eſtoit poſsible de le congnoiſtre pour la maigreur & l’eſtrange viſage qu’il auoit. Qu’elqu’vn en aduertit la mere de ſ’amie qui eſtoit fort charitable, & d’autre part aimoit tant le gentil homme, que ſi tous leurs parens euſſent eſté de ſon opinion & de la fille, ils euſſent preferé l’honeſteté de luy à tous les biens de l’autre, mais les parens du pere n’y voulurent entendre. Toutesfois auec ſa fille alla viſiter le pauure gentil-hõme, qu’elle trouua plus mort que vif. Et cognoiſſant la fin de ſa vie approcher, s’eſtoit confeſſé & receu le ſainct ſacrement, penſant mourir ſans plus veoir perſonne : mais luy à deux doigs de ſa mort, voyant encore celle qui eſtoit ſa vie & reſurrection, ſe ſentit ſi fortifié qu’il ſe ietta en ſurſault ſur ſon

lict,