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LA I. IOVRNEE DES NOVVELLES

pleurant à ce marchant. Helas mon amy ! à ceſte heure me ſera bien cher vẽdu l’amour que ie vous porte. Voicy ma mere, qui cognoiſtra ce qu’elle a touſiours craint & doubté. Le marchant qui d’vn tel cas ne fut point eſtonné, la laiſſa incontinẽt, & ſ’en alla au deuant de la mere : & en eſtendant les bras, l’embraſſa le plus fort qu’il luy fut poſsible. Et auec ceſte fureur dont il commençoit à entretenir ſa fille, getta la pauure femme vieille fut vne couchette. Laquelle trouua ſi eſtrange ceſte façon de faire, qu’elle ne ſçauoit que luy dire, ſinon que voulez vous ? reſuez vous ? Mais pour cela ne laiſſoit de la pourſuiure d’auſsi pres, que ſi c’euſt eſté la plus belle fille du mõde. Et n’euſt eſté qu’elle cria ſi fort que les varlets & chambrieres vindrẽt à ſon ſecours, elle euſt paſſé le chemin qu’elle craignoit que ſa fille marchaſt. Parquoy à force de bras oſterent ceſte pauure vieille d’entre les mains du marchant, ſans que iamais elle ſceuſt ny ne peuſt ſçauoir l’occaſion pourquoy il l’auoit ainſi tourmẽtée. Durant cela ſe ſauua ſa fille en vne maiſon aupres, ou il y auoit des nopces : dont le marchant & elle ont maintesfois riz enſemble depuis aux deſpens de la vieille, qui iamais ne ſ’en apperceut.

Par cecy voyez vous, mes dames, que la fineſſe d’vn homme a trompé vne vieille, & ſaulué l’honneur d’vne ieune femme. Mais qui vous nommeroit les perſonnes, ou qui euſt veu la cõtenance du marchant, & l’eſtonnement de ceſte vieille, euſt eu grand peur de ſa conſcience ſ’il ſe fuſt gardé de rire. Il me ſuffit que ie vous prouue par ceſte hiſtoire, que la fineſſe des hommes eſt auſsi prompte & ſecourable au beſoing ; que celle des femmes : à fin mes dames, que vous ne craigniez point de tomber entre leurs mains. Car quand voſtre eſprit vous fauldra, le leur ſera preſt à couurir voſtre honneur. Longarine luy diſt : Vrayment Hircan, ie confeſſe que le compte eſt fort plaiſant, & la fineſſe grande, mais ſi n’eſt-ce pas vn exemple que les filles doiuent enſuiure. Ie croy bien qu’il y en a à qui vous le vouldriez faire trouuer bon : mais ſi n’eſtes vous pas ſi ſot, de vouloir que voſtre femme, ny celle dont vous aimez mieulx l’honneur que le plaiſir, vouluſt iouër à tel ieu. Ie croy qu’il n’y en auroit point vn qui de plus pres les regardaſt, ne qui mieulx y miſt ordre que vous. Par ma foy diſt Hircan, ſi celle que vous dictes auoit faict pareil cas : & que ie n’en euſſe rien ſceu, ie ne l’eſti-

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