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DE LA ROYNE DE NAVARRE.

mettois. Et en retournant au village appella ſon mary, & ceux de la iuſtice, pour venir prendre ces deux loups enragez, dont par la grace de Dieu elle auoit eſchappé de leurs dents. Eux & la iuſtice ſi en allerent ſi bien accompaignez, qu’il n’y demeura grãd ne petit, qui ne vouluſt auoir part au plaiſir de ceſte chaſſe. Ces pauures fratres voyans venir ſi grande compaignie ſe cacherent chacun en ſon iſle, comme Adam quand il ſe veit deuant la face de Dieu. La honte meit leur peché deuant leurs yeux, & la crainte d’eſtre puniz les faiſoit trembler ſi fort qu’ils eſtoient demy morts. Mais cela ne les garda d’eſtre prins & menez priſonniers, qui ne fut ſans eſtre mocquez & huez d’hommes & de femmes. Les vns diſoient ces beaux-peres nous prechent chaſteté, & puis la veulent oſter à noz femmes. Le mary diſoit, ils n’oſent toucher l’argent la main nuë, & veulent bien manier les cuiſſes des femmes qui ſont plus dangereuſes. Les autres diſoient : ſont ſepulchres par dehors blanchiz, & dedans pleins de morts & de pourriture. Et vne autre crioit : à leurs fruicts cognoiſſez vous qu’els arbres ſont. Croyez que tous les paſſages, que l’eſcriture dict contre les hippocrites, furent lá alleguez contre les pauures priſonniers : leſquels par le moyen du gardien furent recoux & deliurez, qui en grande diligence les vint demander, aſſeurant ceux dela iuſtice qu’il en feroit plus grande punition que les ſeculiers n’en ſçauroient faire. Et pour ſatisfaire à partie, proteſta qu’ils diroient tant de ſuffrages & prieres qu’on les voudroit charger. Parquoy le iuge accorda ſa requeſte & luy donna les priſonniers, qui furent ſi bien chapitrez du gardien (qui eſtoit homme de bien) que oncques puis ne paſſerent riuiere ſans faire le ſigne de la croix, & ſe recommander à Dieu.

Ie vous prie, mesdames, penſez que ſi ceſte baſteliere eut l’eſprit de tromper deux ſi malicieux hommes, que doiuẽt faire ceux qui ont tant veu & leu de beaux exemples. Si celles qui ne ſçauent rien, qui n’oyent quaſi en tout l’an deux bons ſermons, qui n’ont le loiſir que de penſer à gaigner leur pauure vie, & ſi fort preſſées gardent tant ſongneuſement leur chaſteté : que doiuẽt faire celles, qui ayant leur vie acquiſe n’ont autre occupation que verſer es ſainctes lettres, & à ouyr ſermons & predications, & à s’appliquer & exercer en tout acte de vertu ? C’eſt lá

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