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LA I. IOVRNEE DES NOVVELLES

d’amours : à quoy elle feit telle reſponſe qu’elle deuoit, Mais eux qui pour le trauail du chemin n’eſtoiẽt laſſez, ne pour froideur de l’eau refroidiz, ne auſsi pour le reffus de la femme honteux, ſe delibererent la prendre tous deux par force : ou ſi elle ſe plaignoit la ietter dedans la riuiere. Elle auſsi ſage & fine, qu’ils eſtoiẽt fols & malicieux, leur diſt : Ie ne ſuis pas ſi mal gracieuſe que i’en fais le ſemblant, mais ie vous veux prier de m’octroyer deux choſes, & puis vous cognoiſtrez que i’ay meilleure enuie de vous obeyr, que vous n’auez de me prier. Les cordeliers luy iurerẽt par leur bon ſainct François, qu’elle ne leur ſçauroit demander choſe qu’ils ne luy octroyaſſent, pour auoir ce qu’ils deſiroient d’elle. Ie vous requiers premierement, diſt elle, que vous me iuriez & promettiez, que iamais à homme viuant nul de vous ne declarera noſtre affaire : ce qu’ils luy promeirent tres-volontiers. Ainſi leur diſt : que l’vn apres l’autre vueille prẽdre ſon plaiſir de moy, car i’aurois trop de honte, que tous deux me veiſsiez enſemble : regardez lequel me veult auoir la premiere. Ils trouuerẽt treſiuſte ſa requeſte, & accorda le plus ieune que le vieil cõmenceroit : & en approchant d’vne petite iſle, elle diſt au beau-pere le ieune : dictes lá voz oraiſons, iuſques à ce qu’aye mené voſtre compaignon icy deuant en vne autre iſle : & ſi à ſon retour il ſe louë de moy, nous le lairrons icy, & nous en irons enſemble. Le ieune ſaulta dedans l’iſle, attendãt le retour de ſon cõpaignon, lequel la baſtelliere mena en vne autre : & quand ils furent au bout, faiſant ſemblant d’attacher ſon baſteau, luy diſt : Mon ami regardez en quel lieu nous nous mettrons. Le beau-pere entra en l’iſle pour chercher l’endroit qui luy ſeroit plus à propos : mais ſi toſt qu’elle le veit à terre, donna vn coup de pied contre vne arbre, & ſe retira auec ſon baſteau dedans la riuiere, laiſſans ces deux beaux-peres aux deſers, auſquels elle cria tant qu’elle peut : Attendez meſsieurs, que l’Ange de Dieu vous vienne conſoler, car de moy n’aurez auiourd’huy choſe qui vous puiſſe plaire. Ces deux pauures cordeliers cognoiſſans la tromperie, ſe meirent à genoux ſur le bord de l’eau la priant ne leur faire ceſte honte, & que ſi elle les vouloit doulcement mener au port, ils luy promettoient de ne luy demander rien. Et s’en allant touſiours leur diſoit : Ie ſerois folle ſi apres auoir eſchappé de voz mains, ie my re-

mettois.