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DE LA ROYNE DE NAVARRE.

meritez auoir les cueurs de tous les honneſtes hõmes du monde : & eſtes deſpriſée & delaiſſée de celuy pour qui vous auez dedaigné tous les autres. La Royne oyãt ces parolles, fut ſi trãſportée, que de peur de monſtrer par ſa contenance le troublemẽt de ſon eſprit, & ſ’appuiant ſur le bras du gẽtil-homme ſ’en alla en vn iardin pres ſa chambre, ou longuement ſe promena, ſans luy pouuoir dire mot. Mais le gentil-homme la voyãt demy vaincue, quãd il fut au bout de l’allée ou nul ne les pouuoit veoir, luy declara par effect l’amour que ſi long tẽps il luy auoit celée. Et ſe trouuans tous deux d’vn conſentement iouërent la vengeance, dont la paſsion auoit eſté importable. Et lá delibererent que toutes les fois que ſon mary iroit en ſon village, & le Roy de ſon chaſteau à la ville, il retourneroit au chaſteau vers la Royne. Ainſi trompans les trompeurs, ſeroient quatre participans au plaiſir que deux cuidoient tous ſeuls auoir. L’accord faict ſ’en retournerent, la dame en ſa chambre, & le gentil-homme en ſa maiſon, auec tel contentement qu’ils auoient oublié tous leurs ennuiz paſſez. Et le crainte que chacun d’eux auoit de l’aſſemblée du Roy & de la damoiſelle eſtoit tournée en deſir, qui faisoit aller le gentil-homme plus ſouuẽt qu’il n’auoit accouſtumé en ſon village, qui n’eſtoit qu’à demie lieuë. Et ſi toſt que le Roy le ſçauoit, ne failloit d’aller veoir la damoiſelle : & le gentil-homme la nuict venuë alloit au chaſteau deuers la Royne, faire l’office de lieutenant de Roy, ſi ſecrettemẽt que iamais perſonne ne ſ’en apperceut. Ceſte vie dura bien longuement : mais le Roy pour eſtre perſonne publique, ne pouuoit ſi bien diſsimuler ſon amour, que tout le monde ne ſ’en apperceuſt : & auoient tous les gens de bien grand pitié du gentil-homme : car pluſieurs mauuais garſons luy faiſoient des cornets par derriere, en ſigne de mocquerie, dont il ſ’en apperceuoit bien. Mais ceſte mocquerie luy plaiſoit tant, qu’il eſtimoit autant les cornes, que la couronne du Roy : lequel auec la femme du gentil-homme ne ſe peut vn iour tenir (voyant vne teſte de cerf, qui eſtoit eſleuée en maiſon du gentil-homme) de ſe prendre à rire deuant luy meſme, en diſant que ceſte teſte eſtoit bien ſeante en ceſte maiſon. Le gentil-homme qui n’auoit le cueur moins bon que luy, va faire eſcrire ſur ceſte teſte : Io porto le corna, ciaſcun lo vede, ma tal le porta chi no lo crede. Le Roy

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