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DE LA ROYNE DE NAVARRE.

& les extremitez froides. En ceſt inſtant, arriua à la ſale le gentil-homme, qui l’aimoit, & voyant la Ducheſſe, qui dançoit auecques les dames, regarda par tout ou eſtoit ſ’amie : mais ne la voyant point, entra en la chambre de la Ducheſſe, & trouua le Duc, qui ſe pourmenoit, lequel, deuinant ſa penſée, luy diſt à l’oreille : Elle eſt allée en ceſte garderobbe, & ſembloit qu’elle ſe trouuoit mal. Le gentil-hõme luy demanda, ſ’il luy plaiſoit biẽ, qu’il y allaſt. Le Duc l’en pria. Ainſi qu’il entra dedans la garde-robbe, la trouua, qui eſtoit au dernier pas de ſa mortelle vie. Laquelle il embraſſa, luy diſant : Qu’eſt cecy, m’amie ? me voulez vous laiſſer ? La pauure dame, oyant la voix, que tant bien elle cognoiſſoit, print vn petit de vigueur, & ouurit l’œil, regardant celuy, qui eſtoit cauſe de ſa mort. Mais en ce regard, l’amour & le deſpit accreurent ſi fort, qu’auec vn piteux ſouſpir rendit ſon ame à Dieu. Le gentil-homme plus mort que la mort, demanda à la damoiſelle commẽt ceſte maladie l’auoit prinſe, laquelle luy compta tout du long, & les paroles qu’elle luy auoit ouy dire. A l’heure il cogneut, que le Duc auoit reuelé ſon ſecret à ſa femme, dont il ſentit vne telle fureur, qu’embraſſant le corps de ſ’amie, l’arrouſa longuement de ſes larmes, en diſant : O moy traiſtre, meſchant, & malheureux amy ! pourquoy eſt-ce, que la punition de ma trahiſon, n’eſt tõbée ſur moy, & nõ ſur elle, qui eſt innocente ? Pourquoy le ciel ne me fouldroya il le iour, que ma langue reuela la ſecrette & vertueuſe amitié de nous deux, pour iamais ? Pourquoy la terre ne ſ’ouurit elle, pour engloutir ce faulſeur de foy ? Ma langue, punie ſois tu, cõme celle du mauuais riche, en enfer. O mon cueur, trop craintif de mort & banniſſement ! deſchiré ſois tu des aigles perpetuellement, comme celuy d’Ixion. Helas m’amie ! le malheur des malheurs le plus malheureux qui oncques fut m’eſt aduenu : vous cuidant garder, ie vous ay perdue : vous cuidant veoir longuement viure, auec honneſteté & plaiſant contentemẽt, ie vous embraſſe morte, mal contente de moy, de mon cueur, & de ma langue, iuſques à l’extremité. O la plus loyale & fidele femme, qui fut oncques ! Ie paſſe condemnation, d’eſtre le plus muable, deſloyal, & infidele, de tous les hommes. Ie me vouldrois volontiers plaindre du Duc, ſous la promeſſe duquel ie me ſuis confié, eſperant par lá faire durer noſtre heureuſe vie. Helas ! ie de-