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DE LA ROYNE DE NAVARRE.

gneuſement gardé, & ſi malheureuſement perdu, la tourmentoit : mais encores plus le ſoupçon, qu’elle auoit, que ſon amy luy euſt failly de promeſſe. Ce qu’elle ne penſoit iamais qu’il peut faire, ſinon pour aimer quelque dame plus belle qu’elle, à laquelle force d’amour auroit faict declarer tout ſon faict. Toutesfois ſa vertu fut ſi grande, qu’elle n’en feit vn ſeul ſemblant, & reſpondit en riant, qu’elle ne s’entendoit point au langage des beſtes. Et ſous ceſte ſage diſsimulation, ſon cueur fut ſi preſſé de triſteſle, qu’elle ſe leua : & paſſant par la chambre de la Ducheſſe, entra dedãs vne garderobe, ou le Duc, qui ſe pourmenoit, la veid entrer. Et quand la bonne dame ſe trouua en lieu ou elle penſoit eſtre ſeule, ſe laiſſa tomber deſſus vn lict, auec vne ſi grande ſoibleſſe, que vne damoiſelle, qui s’eſtoit aſsiſe en la ruelle pour dormir, ſe leua, regardant au trauers du rideau qui ce pouuoit eſtre. Mais voyant que c’eſtoit la niece du Duc, laquelle penſoit eſtre ſeule, n’oſa luy dire rien, & l’eſcouta, le plus paiſiblement qu’elle peut. Et la pauure dame auecques vne voix demie morte, commença à ſe plaindre & dire : O malheureuſe ! quelle parole eſt-ce que i’ay ouye ? quel arreſt de ma mort ay-ie entendu ? Quelle ſentence de ma fin ay-ie receuë ? O le plus aimé, qui oncques fut ! eſt-ce la recompenſe de ma chaſteté hõneſte, & vertueux amour ? O mon cueur ! auez vous faict vne ſi perilleuſe election, de choiſir pour le plus loyal, le plus infidele ? pour le plus veritable, le plus feint ? pour le plus ſecret, le plus meſdiſant ? Helas ! eſt-il poſsible, qu’vne choſe cachée aux yeux de tous les humains, ayt eſté reuelée à ma dame la Ducheſſe ? Helas ! mon petit chien tant bien apprins, le ſeul moyen de ma longue & vertueuſe amitié, ce n’a pas eſté vous, qui m’auez decelée : mais celuy, qui a la voix plus criante, que le chien, & le cueur plus ingrat, que nulle beſte. C’eſt luy, qui contre ſon ſerment & ſa promeſſe a deſcouuert l heureuſe vie (ſans tenir tort à perſonne) que nous auons longuement menée. O mon amy ! l’amour duquel ſeul eſt entrée dedans mon cueur, auec lequel ma vie a eſté conſeruée, fault il maintenant qu’en vous declarant mon mortel ennuy, mon hõneur ſoit mis au vent ? mon corps en la terre ? mon ame ou eternellemẽt elle demeurera ? La beauté de la Ducheſſe, eſt elle ſi extreme, qu’elle vous a tranſmué, cõme faiſoit celle de Circes ? Vous

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