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LA VII. IOVRNEE DES NOVVELLES

mis de porter auec eux, ce dont ils auoient neceſsité. Les pauures gens ſe trouuans tous ſeuls en la compagnie des beſtes ſauuages & cruelles, n’eurent recours qu’à Dieu ſeul, qui auoit touſiours eſté le ferme eſpoir de ceſte pauure femme. Laquelle, comme celle qui auoit toute ſa conſolation en luy, porta pour ſa ſauue-garde, nourriture, & conſolation, le nouueau teſtamẽt, qu’elle liſoit inceſſamment : & au demeurant auecques ſon mary mettoit peine d’accouſtrer vn petit logis, le mieux qu’il leur eſtoit poſsible. Et quand les lions & autres beſtes en aprochoiẽt pour les deuorer, le mary auec ſa harquebuze, & elle auec des pierres ſe deffendoient ſi bien, que non ſeulement les beſtes, ny les oyſeaux, ne les oſoient approcher, mais bien ſouuent en tuerent de bonnes à manger. Ainſi auec telles chairs & les herbes du païs, y veſquirent quelque temps, quand le pain leur fut failly. Toutesfois à la longue, le mary ne peut porter telle nourriture, & à cauſe des eaux qu’ils beuuoient, deuint ſi enflé, qu’en peu de temps il mourut, n’ayant ſeruice ne conſolation que de ſa femme, laquelle luy ſeruoit de medecin & confeſſeur, en ſorte qu’il paſſa ioyeuſement de ce deſert en la celeſte patrie. Et la pauure femme demeurée ſeule l’enterra le plus profond en terre qu’il luy fut poſsible. Si eſt ce que les beſtes en eurent incontinent le ſentiment, qui vindrent manger la charongne : mais la pauure femme, de ſa petite maiſonnette defendoit à coups de harquebuze, que la chair de ſon mary n’euſt tel ſepulchre. Ainſi viuant, quant au corps, de vie beſtiale, & quant à l’eſprit de vie angelique, paſſoit ſon temps en lectures, contemplations, prieres, & oraiſons, ayant vn eſprit ioyeux, & contant dedans vn corps amaigry & demy mort. Mais celuy, qui n’abãdonné iamais les ſiens au beſoing, & qui au deſeſpoir des autres, monſtre ſa puiſſance, ne permeit que la vertu, qu’il auoit miſe en ceſte femme, fuſt ignorée des hommes : mais voulut qu’elle fuſt cogneuë à ſa gloire, & feit qu’au bout de quelque temps vn des nauires de ceſte armée paſſant deuant ceſte iſle, les gens qui eſtoient dedans auiſerẽt quelque femme, qui leur feit ſouuenir de ceux qu’ils y auoiẽt laiſſez, & delibererent d’aller veoir ce que Dieu en auoit faict. La pauure femme, voyant approcher le nauire, ſe tira au bort de la mer, auquel lieu la trouuerent à leur arriuée, & apres en auoir rendu louënge à Dieu,

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