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DE LA ROYNE DE NAVARRE.

huys du iardin qui ne fermoit point, & tant que la nuict dura toute en chemiſe & nuds pieds feit ſon voyage à Authun, deuers le ſainct, qui l’auoit gardée de mourir. Mais pource que le chemin eſtoit lõg, n’y peut aller toute d’vne traicte, que le iour ne la ſurprint. À l’heure regarda partout le chemin, & aduiſa deux cheuaucheurs, qui couroient bien fort, & ſe doutant que ce fuſt ſon mary, qui la cherchaſt, ſe cacha tout le corps dans vn maraiz & la teſte entre les ioncs, & ſon mary paſſant par aupres d’elle, diſoit à vn ſien ſeruiteur, comme tout deſeſperé : O la meſchante ! qui euſt penſé que ſous le manteau des ſaincts ſacrements de l’egliſe, on euſt peu couurir vn ſi vilain & abominable cas ? Le ſeruiteur luy reſpondit : Puis que Iudas, prenant vn tel morceau, ne craignit à trahir ſon maiſtre, ne trouuez point eſtrange la trahiſon d’vne femme. En ce diſant paſſa outre le mary, & la femme demeura plus ioyeuſe entre les ioncs, de l’auoir trompé, qu’elle n’eſtoit en ſa maiſon dans vn bon lict en ſeruitude. Le pauure mary chercha par toute la ville d’Authun, mais il ſceut certainement qu’elle n’y eſtoit point entrée. Parquoy s’en retourna ſur ſes briſées, & ne faiſoit que ſe plaindre d’elle ſur le chemin, & de ſa grande perte : ne la menaçant point moins, quant au reſte, que de la mort, s’il la trouuoit : dont elle n’auoit peur en ſon eſprit, non plus qu’elle ſentoit de froid en ſon corps : combien que la ſaiſon & le lieu meritoient de la faire repentir de ſon damnable voyage. Et qui ne ſçauroit comme le feu d’enfer eſchauffe ceux qui en ſont rempliz, lon deüroit eſtimer à merueilles, comme ceſte pauure femme, ſaillant d’vn lict bien chauld, peut demeurer tout vn iour en ſi extreme froidure. Si ne perdit elle point le cueur ny l’aller : car incontinent que la nuict fut venuë, reprint ſon chemin, Et ainſi que lon vouloit fermer la porte d’Authun, arriua ceſte pauure pelerine, & ne faillit d’aller tout droict ou demeuroit ſon corps ſainct : qui fut tant eſmerueillé de ſa venuë, qu’à peine pouuoit il croire, que ce fuſt elle. Mais quand il l’eut bien regardée & viſitée de tous coſtez, trouua qu’elle auoit oz & chair, ce qu’vn eſprit n’a point. Et ainſi s’aſſeura que ce n’eſtoit fantoſme, & des l’heure furent ſi bien d’accord, qu’elle demeura quatorze ou quinze ans auec luy. Et ſi quelque temps elle fut cachée, à la fin perdit toute crainte, & qui pis eſt, print vne tel-