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DE LA ROYNE DE NAVARRE.

de luy vn Milhort de grande maiſon, lequel auoit ſur ſon ſaye attaché vn petit gand, comme pour femme, à crochets d’or, & deſſus les ioinctures des doigts y auoit force diamans, rubiz, eſmerauldes, & perles, tant que ce gand eſtoit eſtimé à grand argent. Le ſeigneur de Montmorency le regarda ſi ſouuẽt, que le Milhort ſ’apperceut qu’il auoit enuie de luy demãder la raiſon, pourquoy il eſtoit ſi biẽ en ordre. Et pource qu’il en eſtimoit le cõpte eſtre fort à ſa louënge, il cõmença à dire : Ie voy bien, que vous trouuez eſtrange, de ce que ſi gorgiaſement i’ay accouſtré vn pauure gand, ce que i’ay encores plus d’enuie de vous dire : car ie vous tiens tant hõme de bien, & cognoiſſant quelle paſſion c’eſt qu’amour, que ſi i’ay bien faict, vous me louërez, ou ſinon, vous excuſerez l’amour, qui commande à tous honneſtes cueurs. Il fault que vous entendiez, que i’ay aimé toute ma vie, vne dame, aime, & aimeray encores apres ma mort. Et parce que mon cueur eut plus de hardieſſe, de ſ’adreſſer en vn bõ lieu, que ma bouche n’eut de parler, ie demeuray ſept ans ſans luy en oſer faire ſemblant, craignant que ſi elle ſ’en apperceuoit, ie perdrois le moyen, que i’auois de ſouuent la frequenter, donc i’auois plus de peur, que de ma mort. Mais vn iour eſtant dedans vn pré, & la regardant me print vn ſi grand battemẽt de cueur, que ie perdy toute couleur, & toute contenance : dont elle ſ’apperceut tresbien, & en me demãdant que i’auois, ie luy dis, que c’eſtoit vne douleur de cueur importable. Et elle, qui pẽſoit que ce fuſt maladie d’autre ſorte, que d’amour, me monſtra auoir pitié de moy : qui me feit la ſupplier mettre la main ſur mõ cueur, pour veoir comme il ſe debattoit : ce qu’elle feit, plus par charité, que par autre amytié. Et, luy tenant la main deſſus mon cueur, laquelle eſtoit gantée, il ſe print à debattre & tourmenter ſi fort, qu’elle ſentit que ie diſois verité. Et à l’heure luy ſerray la main contre mon eſtomach, en luy diſant : Helas ! ma dame, receuez le cueur, qui veult rompre mon eſtomach, pour ſaillir en la main de celle, dont i’eſpere grace, vie, & miſericorde : lequel me contrainct maintenant vous declarer l’amour, que tant longtemps vous ay celée : car luy ne moy ne ſommes maiſtres de ce puiſſant dieu. Quand elle entendit le propos, que ie luy tenois, le trouua fort eſtrange, & voulut retirer ſa main : mais ie la luy tins ſi ferme, que le gand demeura en la pla-

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