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LA VI. IOVRNEE DES NOVVELLES

ſon chat entre ſes bras, vn gentil-homme, qui autres fois auoit veu & deſiré le cheual, luy demanda combien il le faiſoit en vn mot. Il luy reſpõdit, vn ducat. Ie te prie, ne te mocque point de moy. Ie vous aſſeure, monſieur, diſt le ſeruiteur, qu’il ne vous couſtera qu’vn ducat. Il eſt bien vray, qu’il fault acheter le chat quant & quant, duquel il fault que i’aye quatre vingts dixneuf ducats. A l’heure le gentil-homme, qui eſtimoit auoir raiſonnable marché, luy paya promptement vn ducat pour le cheual, & le demeurãt, comme il luy auoit demandé, & emmena ſa marchandiſe, & le ſeruiteur d’autre coſté emporta ſon argent, dont ſa maiſtreſſe fut fort ioyeuſe, & ne faillit pas de donner le ducat, que le cheual auoit eſté vendu, aux pauures mẽdians, comme ſon mary l’auoit ordonné, & retint le demeurant pour ſuruenir à elle & à ſes enfans.

A voſtre aduis ſi celle lá n’eſtoit pas bien plus ſage que ſon mary, & ſi elle ſe ſoucioit tant de ſa conſcience que du profit de ſon meſnage ? Ie penſe, diſt Parlamente qu’elle aimoit bien ſon mary : mais voyant qu’à la mort il auoit mal conſideré à ſes affaires, elle, qui cognoiſſoit ſon intention, l’auoit voulu interpreter au profit de ſes enfans, dont ie l’eſtime treſſage. Comment ? diſt Guebron, n’eſtimez vous pas vne grande faulte de faillir à acomplir les teſtamens des amiz treſpaſſez ? Si fais, diſt Parlamẽte, pourueu que le teſtateur ſoit en bõ ſens. Appellez vous, diſt Guebron, s’eſgarer, dõner ſon bien à l’egliſe, & aux pauures mendians ? Ie n’appelle point errer, diſt Parlamẽte, quãd l’homme diſtribue aux pauures, ce que Dieu a mis en ſa puiſſãce. Mais de donner tout ce qu’on a à ſa mort, & de faire languir de faim ſa famille puis apres, ie n’approuue pas cela : & me ſemble que Dieu auroit auſsi acceptable, qu’on euſt ſollicitude des pauures orphelins, qu’on a laiſſez ſur terre, leſquels n’ayans moyen de ſe nourrir, & accablez de pauureté, quelquefois au lieu de benir leurs peres les maudiſſent quand ils ſe ſentent preſſez de faim : car celuy qui cognoiſt les cueurs, ne peult eſtre trompé, & ne iugera pas ſeulement ſelon les œuures, mais ſelon la foy & charité qu’on a euë à luy. Pourquoy eſt-ce dõcques (diſt Guebron) que l’auarice eſt au iourd’huy ſi enracinée en tous les eſtats du monde, que la pluſpart des hommes s’attendent à faire des biens lors qu’ils ſe ſentent aſſailliz de la mort, & qu’il leur fault

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