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DE LA ROYNE DE NAVARRE.

auoit prinſe de ſe venger d’elle : car ſans reſpondre à ſa femme vn ſeul mot, ſe retira incontinent le pluſtoſt qu’il peut : & ſans forme de iuſtice, oubliant Dieu & l’honneur de ſa maiſon, feit cruellement pendre ceſte pauure damoiſelle. Ie ne puis entreprendre de vous racompter l’ennuy de la Ducheſſe : car il eſtoit tel, que doit auoir vne dame d’honneur & de cueur, qui ſur la foy, voioit mourir celle, qu’elle deſiroit ſauuer : mais encores moins ſe peult dire l’extreme dueil du pauure gentil-homme qui eſtoit ſon ſeruiteur, qui ne faillit de ſe mettre en tout le deuoir, qui luy fut poſsible de ſauuer la vie de s’amie, offrant mettre la ſienne au lieu : mais nulle pitié ne ſceut toucher au cueur de ce Duc, qui ne cognoiſſoit autre felicité, que de ſe venger de ceux qu’il hayoit. Ainſi fut ceſte damoiſelle innocente miſe à mort par le cruel Duc, contre la loy d’honneſteté, au treſgrand regret de tous ceux, qui la cognoiſſoient.

Regardez, mes dames, quels ſont les effects de la malice, quand elle eſt ioincte à la puiſſance. I’auois bien ouy dire, diſt Longarine, que la plus part des Italiens (ie dy la plus part : car il y en a d’autãt gens de bien, qu’en toutes autres nations) eſtoiẽt ſubiects à trois vices par excellence. Mais ie n’euſſe pas penſé que la vengeance & cruauté fut allée ſi auant, que, pour ſi petite occaſion, de dõner vne ſi cruelle mort. Saffredent luy diſt en riant : Longarine, vous nous auez bien dict l’vn des trois vices, mais il fault ſçauoir qui ſont les deux autres. Si vous ne les ſçauiez, reſpondit elle, ie les vous apprendrois, mais ie ſuis ſeure, que vous les ſçauez tous. Par ces paroles, diſt Saffredent, vous m’eſtimez bien vicieux. Non fais, diſt Longarine, mais ſi bien cognoiſſant la laideur du vice, que vous le pouuez mieux qu’vn autre euiter. Ne vous esbahiſſez, diſt Simõtault, de ceſte cruauté : car ceux qui ont paſſé par l’Italie en dient de ſi treſincroyables, que ceſte cy n’eſt au prix d’vne petite peccatile. Vrayemẽt, diſt Guebron, quãd Riuole fut prinſe des François, il y auoit vn capitaine Italien, que lon eſtimoit gentil-compagnon, lequel voyant mort vn, qui ne luy eſtoit ennemy, que de tenir ſa part contraire de Guelphe à Gibelin, luy arrachea le cueur du ventre, & le rotiſſant ſur les charbons à grand haſte le mangea, & reſpondit à quelques vns, qui luy demandoient, quel gouſt il y pouuoit trouuer, que iamais il n’auoit mangé ſi amoureux ne ſi

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