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LA V. IOVRNEE DES NOVVELLES

tous les iours ſ’adouciſſoient. Et quand c’eſtoit le iour qu’elle donnoit cõgé au premier priſonnier, elle en mettoit vn ſecõd en ſa place. Et durant qu’il y eſtoit, vn autre ſien compaignon, nommé Valnebon, feit pareille office que les deux premiers, & apres eux en vint deux ou trois autres, qui tous eurent part à la doulce priſon. Ceſte vie dura aſſez longuement, & fut conduicte ſi finement, que les vns ne ſçauoient rien des autres. Et combien qu’ils entendiſſent aſſez l’amour que chacun luy portoit, ſi n’y auoit il nul qui ne penſaſt en auoir eu ſeul ce qu’il en demandoit, & ſe mocquoit chacun de ſon compagnon, qu’il penſoit auoir failly à vn ſi grand bien. Vn iour que les gentils-hommes deſſuſnommez eſtoient en vn bancquet ou ils faiſoiẽt fort bonne chere, ils commencerent à parler de leurs fortunes & priſons, qu’ils auoient euës durant les guerres. Mais Valnebon, à qui il faiſoit mal de celer longuement vne ſi bonne fortune, que celle qu’il auoit euë, va dire à ſes compagnons : Ie ne ſçay quelles priſons vous auez euës, mais quant à moy, pour l’amour d’vne ou i’ay eſté, ie diray toute ma vie louënge & bien des autres. Car ie penſe qu’il ny a plaiſir en ce monde, qui approche de celuy que l’on à d’eſtre priſonnier. Aſtillon, qui auoit eſté le premier priſonnier, ſe doubta de la priſon, qu’il vouloit dire, & luy reſpondit : Valnebon, ſous quel geolier ou geoliere auez vous eſté ſi biẽ traicté, que vous aimez tant voſtre priſon ? Valnebon luy diſt : Quel que ſoit le geolier, la priſon m’a eſté ſi aggreable, que i’euſſe bien voulu qu’elle euſt duré plus longuement : car ie ne fus iamais mieux, ne plus cõtent. Duracier, qui eſtoit homme peu parlant, cognoiſſant tresbien que lon ſe debattoit de la priſon ou il auoit part cõme les autres, diſt à Valnebon : De quelles viandes eſtiez vous nourry en ceſte priſon, dont vous vous louëz ſi fort ? Le Roy n’en a point de meilleures, diſt il, ne plus nourriſſantes. Mais encores fault il que ie ſache, diſt Duracier, ſi celuy qui vous tenoit priſonnier, vous faiſoit biẽ gaigner voſtre pain. Valnebon, qui ſe doubta d’eſtre entendu, ne ſe peut tenir de iurer : Ha vertu bieu, i’auoys bien des compagnons, ou ie penſois eſtre tout ſeul. Aſtillon voyant ce differant ou il auoit part cõme les autres, diſt en riant : Nous ſommes tous à vn maiſtre, compagnons & amis de noſtre ieuneſſe. Parquoy ſi nous ſommes compagnons d’vne mauuaiſe

fortu-