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DE LA ROYNE DE NAVARRE.

femme dire à ſon mary, qu’elle ne pouuoit plus demeurer en la ville d’Alençon, pource que le fils du lieutenãt qu’elle auoit tant eſtimé de ſes amis, la pourchaſſoit inceſſamment de ſon honneur : & le pria de ſe tenir à Argentan, pour oſter toute ſuſpicion. Le mari qui ſe laiſſoit gouuerner à elle, s’y accorda. Mais ils ne furent pas longuement audict Argentan, que ceſte malheureuſe manda au fils du lieutenant, qu’il eſtoit le plus meſchant homme du monde, & qu’elle auoit bien ſceu que publiquement il auoit dict mal d’elle & du prelat, dont elle mettroit peine de l’en faire repentir. Ce ieune homme qui n’en auoit iamais parlé qu’à elle meſme, & qui craignoit d’eſtre mis en la malle grace du prelat, s’en alla à Argentan auec deux de ſes ſeruiteurs. Et trouua ſa damoiſelle à veſpres aux Iacobins, ou il ſ’en vint agenouiller aupres d’elle, & luy diſt : Madame, ie viens icy pour vous iurer deuant Dieu, que ie ne parlay iamais de voſtre honneur à perſonne du monde, qu’à vous meſmes. Vous m’auez faict vn ſi meſchant tour, que ie ne vous ay pas dict la moitié des iniures que vous meritez. Car s’il y a homme ou femme qui vueille dire que iamais i’en aye parlé ie ſuis icy venu pour le deſmentir deuant vous. Elle uoyant que beaucoup de peuple eſtoit en l’Egliſe, & qu’il eſtoit accompaigné de deux bons ſeruiteurs, ſe contraignit de parler le plus gracieuſement qu’il luy fut poſsible, luy diſant qu’elle ne faiſoit nulle doubte qu’il ne diſt verité, & qu’elle l’eſtimoit trop homme de bien pour dire mal de perſonne du monde, & encores moins d’elle, qui luy portoit tant d’amitié. Mais que ſon mari en auoit entendu quelques propos : parquoy elle le prioit, qu’il vouluſt dire deuãt luy qu’il n’en auoit point parlé, & qu’il n’en croyoit rien. Ce qu’il luy accorda tres-volontiers : & la penſant accompaigner à ſon logis, la print par deſſoubs les bras : mais elle luy diſt, qu’il ne ſeroit pas bon qu’il vint auec elle, & que ſon mari penſeroit qu’elle luy feit porter ces parolles. Et en prenant vn de ſes ſeruiteurs par la mãche de ſa robbe, luy diſt : Laiſſez moy ceſtui-cy, & incontinẽt qu’il ſera temps, ie vous enuoyray querir par luy : mais en attendant, allez vous repoſer en voſtre logis. Luy qui ne ſe doubtoit point de ſa conſpiration, s’y en alla. Elle donna à ſoupper au ſeruiteur qu’elle auoit retenu, qui luy demandoit ſouuent, quand il ſeroit temps d’aller querir ſon