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DE LA ROYNE DE NAVARRE.

mary. Le iour des innocens venu, le tapiſsier ſe leua de bon matin, & s’en alla en la chambre haute, ou la chambriere eſtoit toute ſeule : & lá luy bailla les innocens d’autre façon qu’il n’auoit dict à ſa femme. La chambriere ſe print fort à plorer : mais rien ne luy valut. Toutesfois de peur que ſa femme y ſuruint commença à frapper des verges ſur le bois du lict tant qu’il les eſcorcha & rompit, & ainſi rompuës les apporta à ſa femme, luy diſant : M’amie, ie croy qu’il ſouuiendra des innocens à voſtre chãbriere. Apres que le tapiſsier s’en fut allé hors de la maiſon, la chambriere ſe vint ietter à deux genoux deuãt ſa maiſtreſſe, luy diſant que ſon mary luy auoit faict plus grand tort que iamais on feit à chambriere. Mais la maiſtreſſe, cuidant que ce fuſt à cauſe des verges qu’elle penſoit luy auoir eſté données, ne la laiſſa pas acheuer ſon propos : mais luy diſt : Mõ mary a biẽ faict : car il y a plus d’vn moys, que ie ſuis apres luy pour l’en prier, & ſi vous auez eu du mal, i’en ſuis biẽ aiſe : ne vous en prenez qu’à moy : & encores n’en a il pas tant faict qu’il deuoit. La chambriere, voyant que ſa maiſtreſſe approuua vn tel cas, penſa que ce n’eſtoit pas vn ſi grand peché qu’elle cuidoit, veu que celle que lon eſtimoit tant femme de bien en eſtoit l’occaſion, & n’en oſa plus parler depuis : & le maiſtre voyant que ſa femme eſtoit auſsi contente d’eſtre trõpée, que luy de la tromper, delibera de la contenter ſouuent, & gaigna ſi bien ceſte chambriere, qu’elle ne ploroit plus pour auoir les innocens. Il continua ceſte vie longuement, ſans que ſa femme s’en apperceuſt, tant que les grandes neiges vindrent. Et tout ainſi que le tapiſsier auoit donné les innocens à ſa chambriere ſur l’herbe en ſon iardin, il luy en voulut donner ſur la neige. Et vn matin auant que perſonne fuſt eſueillé en ſa maiſon, la mena tout en chemiſe faire le crucifix ſur la neige, & en ſe ioüant tous deux à ſe bailler de la neige I’vn à l’autre, n’oublierent le ieu des innocens. Ce qu’aduiſa vne de leurs voiſines, qui s’eſtoit miſe à la feneſtre, qui regardoit tout droict ſur le iardin, pour veoir quel temps il faiſoit, & voyant ceſte vilennie, fut ſi courroucée, qu’elle ſe delibera de le dire à ſa bonne commere, à fin qu’elle ne ſe laiſſaſt plus tromper d’vn ſi mauuais mary, ny ſeruir d’vne ſi

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