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DE LA ROYNE DE NAVARRE.

iourd’huy il ne viendra point. Le frere la creut & la remena. Et quand elle fut en la maiſon, monſtra ſa colere extreme, diſant à ſon beau-frere, qu’il eſtoit le varlet du diable, qu’il faiſoit plus qu’on ne luy commandoit. Car elle eſtoit aſſeurée, que c’eſtoit ſon inuention & du gentil-homme, & non du ieune prince, duquel il aimoit mieux gaigner de l’argent en le confortant en ſes follies, que de faire office d’vn bon ſeruiteur : mais puis qu’elle le cognoiſſoit tel, elle ne demeureroit plus en ſa maiſon. Et ſur ce enuoya querir ſon frere pour l’emmener en ſon païs, & ſe deſlogea incontinent d’auecques ſa ſœur. Le ſommelier, ayant failly à ſon entrepriſe, s’en alla au chaſteau pour ſçauoir à quoy il tenoit que le ieune prince n’eſtoit venu, & ne fut gueres lá qu’il ne le trouuaſt ſur ſa mule tout ſeul auec le gẽtil-homme en qui il ſe fioit, & luy demanda : Et puis, eſt elle encor lá ? Il luy compta tout ainſi qu’il en auoit faict. Le ieune prince fut biẽ marry d’auoir failly à ſa deliberation, qu’il eſtimoit eſtre le moyẽ dernier & extreme qu’il pouuoit prendre. Et voyant qu’il n’y auoit plus de remede, la chercha tant, qu’il la trouua en vne compagnie d’ou elle ne pouuoit fuïr, & ſe courrouça fort à elle des rigueurs qu’elle luy tenoit, & de ce qu’elle vouloit laiſſer la cõpagnie de ſon frere. Laquelle luy diſt, qu’elle n’en auoit iamais trouué vne plus dãgereuſe pour elle, & qu’il eſtoit bien tenu à ſon ſommelier, veu qu’il ne le ſeruoit du corps & des biens ſeulement, mais auſsi de l’ame & de la conſcience. Quãd le prince cogneut qu’il n’y auoit autre remede, delibera de ne l’en preſſer plus, & l’eut toute ſa vie en bonne eſtime. Vn ſeruiteur dudict prince, voyãt l’honneſteté de ceſte fille, la voulut eſpouſer, à quoy iamais ne ſe voulut accorder ſans le commandement, & congé du ieune prince, auquel elle auoit miſe toute ſon affection. Ce qu’elle luy feit entendre : & par ſon bon vouloir fut faict le mariage, ou elle a veſcu toute ſa vie en bonne reputation : & luy feit le ieune prince beaucoup de biens.

Que dirons nous icy, mes dames ? auons nous le cueur ſi bas que nous facions noz ſeruiteurs, noz maiſtres ? veu que ceſte cy n’a ſceu eſtre vaincuë d’amour ne de tourmẽt. Ie vous prie, qu’à ſon exemple nous demeurions victorieuſes de nous meſmes : car c’eſt la plus louable victoire, que nous puiſsions auoir. Ie ne voy qu’vn mal, diſt Oiſille, que les actes vertueux n’ont eſté du

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