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DE LA ROYNE DE NAVARRE.

Ce n’eſt faulte d’amour, qui me faict fuyr voſtre preſence : mais c’eſt pluſtoſt, pour en auoir trop en voſtre conſcience, & en la mienne, car i’ay mon honneur plus cher que ma vie. Ie demeureray s’il vous plaiſt, monſieur, en voſtre bonne grace, & prieray toute ma vie Dieu pour voſtre proſperité & ſanté. Il eſt bien vray, que ceſt honneur, que vous me faictes, me fera entre les gens de ma ſorte mieux eſtimer : car qui eſt homme de mon eſtat (apres vou auoir veu) que ie daignaſſe regarder ? Par ainſi demeurera mon cueur en liberté, ſinõ que de l’obligation ou ie veux à iamais eſtre, de prier Dieu pour vous : car autre ſeruice ne vous puis-ie iamais faire. Le ieune prince voyant ceſte honneſte reſponſe (combien qu’elle ne fuſt ſelon ſon deſir) ſi ne la pouuoit il moins eſtimer, qu’elle eſtoit. Il feit ce qui luy eſtoit poſsible, pour luy faire croire qu’il n’aimeroit iamais femme qu’elle : mais elle eſtoit ſi ſage, qu’vne choſe ſi deſraiſonnable ne pouuoit entrer en ſon entendement. Et durant ces propos, combien que ſouuent on diſt, que ſes habillements eſtoiẽt venuz du chaſteau, auoit tant de plaiſir & d’aiſe, qu’il feit dire, qu’il dormoit, iuſques à ce que l’heure du ſoupper fut venuë, ou il n’oſoit faillir à ſa mere, qui eſtoit vne des plus ſages dames du monde. Ainſi s’en alla le ieune prince de la maiſon de ſon ſommelier, eſtimant que iamais l’honneſteté de ceſte fille. Il en parloit ſouuent au gentil-homme qui couchoit en ſa chambre, lequel penſant qu’argent feroit plus qu’amour, lui conſeilla de faire offrir à ceſte fille quelque honneſte ſomme, pour ſe condeſcendre à ſon vouloir. Le ieune prince, duquel la mere eſtoit la treſoriere, n’auoit que peu d’argent pour ſes menuz plaiſirs, qu’il print auec tout ce qu’il peut emprũter, & ſe trouua la ſomme de cinq cens eſcuz, qu’il enuoya à ceſte fille par le gẽtilhomme, la priant vouloir changer d’opinion : mais quand elle veit le preſent, diſt au gentilhomme : Ie vous prie dictes à monſieur, que i’ay le cueur ſi bon & ſi honneſte, que s’il falloit obeyr à ce qu’il me commãde, la beauté & les graces, qui ſont en luy, m’auroient deſia vaincuë : mais lá ou ils n’ont eu puiſſance contre mon honneur, tout l’argent du monde n’y en ſçauroit auoir, lequel vous luy reporterez : car i’aime mieux l’honneſte pauureté, que tous les biens qu’on ſçauroit deſirer. Le gentilhomme voyant ceſte rudeſſe, penſa qu’il la falloit auoir par cruauté, &

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