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DE LA ROYNE DE NAVARRE.

parquoy elle ſe retira en Poictou auec ſon frere. Ceſte fille (qui auoit nom Françoiſe) auoit vne ſœur baſtarde, que ſon pere aymoit tresfort, & la maria à vn ſommelier d’eſchanſonnerie de ce ieune Prince, dont elle tint auſsi grand eſtat, que nul de ſa maiſon. Le pere vint à mourir, & laiſſa pour le partage de Françoiſe ce qu’il tenoit aupres de ceſte bonne ville. Parquoy, apres qu’il fut mort, elle ſe retira ou eſtoit ſon bien : & à cauſe qu’elle eſtoit à marier, & ieune d’vn ſeize ans, ne ſe voulut tenir ſeule en ſa maiſon, mais ſe miſt en penſion chez ſa ſœur la ſommeliere. Le ieune Prince, voyant ceſte fille aſſez belle, pour vne claire brune, & d’vne grace, qui paſſoit celle de ſon eſtat (car elle ſembloit mieux gentil-femme & princeſſe, que bourgeoiſe) il la regarda longuement. Luy, qui iamais encores n’auoit aymé, ſentit en ſon cueur vn plaiſir non accouſtumé : & quand il fut retourné en ſa chambre, ſ’enquiſt de celle qu’il auoit veuë en l’egliſe, & recogneut qu’autrefois en ſa ieuneſſe elle eſtoit allée iouër au chaſteau aux poupinnes auec ſa ſœur, à laquelle il la feit recognoiſtre. Sa ſœur l’enuoya querir, & luy feit fort bõne chere, la priant de la venir veoir ſouuent. Ce qu’elle faiſoit, quand il y auoit quelques nopces ou aſſemblée : ou le ieune Prince la voyoit tant volontiers, qu’il penſa à l’aymer bien fort : & pource qu’il la cognoiſſoit de bas & pauure lieu, eſpera recouurer facilement ce qu’il en demandoit : mais n’ayant moyen de parler à elle, lui enuoya vn gentil-homme de ſa chambre, pour faire ſa practique : auquel elle, qui eſtoit ſage, & craignant Dieu, diſt, qu’elle ne croyoit pas que ſon maiſtre, qui eſtoit ſi beau & honneſte Prince, ſ’amuſaſt à regarder vne choſe ſi laide qu’elle, veu qu’au chaſteau ou il demeuroit y en auoit de ſi belles, qu’il n’en falloit point chercher d’autres par la ville, & qu’elle penſoit, qu’il le diſoit de luy meſmes, ſans le commandemẽt de ſon maiſtre. Quand le ieune Prince entẽdit ceſte reſponſe, amour, qui plus fort ſ’attache ou plus il trooue de reſiſtence, luy feit plus chauldement, qu’il n’auoit faict, pourſuiure ſon entrepriſe, & luy eſcriuit vne lettre, la priant vouloir entierement croire, ce que le gentil-homme luy diroit. Elle, qui ſçauoit tresbien lire & eſcrire, leut ſa lettre tout du long. A laquelle, quelque priere que luy en feit le gentil-homme, ne voulut iamais reſpondre, diſant, qu’il n’appartenoit pas à perſonne de ſi baſſe condition,