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LA IIII. IOVRNEE DES NOVVELLES

apres, & qu’il attendiſt au chemin, pour veoir ſi c’eſtoit ce qu’il penſoit. Le gentil-homme luy accorda, & demeura pour veoir que ſon varlet luy rapporteroit. Mais quand le cordelier ouït derriere luy le varlet qui appelloit frere Iean, ſe doubtant que la damoiſelle euſt eſté cogneuë, vint auec vn grand baſton ferré qu’il tenoit, & en donna vn ſi grand coup par le coſté au varlet, qu’il l’abatit du cheual à terre. Incontinent ſaillit ſur ſon corps, & luy couppa la gorge. Le gentil-hõme qui de loing veid tresbucher ſon varlet, penſant qu’il fut tombé par quelque fortune, courut apres pour le releuer. Et ſi toſt que le cordelier le veid, il luy donna de ſon baſton ferré comme il auoit faict à ſon varlet, & le portant par terre ſe ietta ſur luy, mais le gentil-homme, qui eſtoit fort & puiſſant, embraſſa le cordelier de telle ſorte, qu’il ne luy donna pouuoir de luy faire mal, & luy feit ſaillir le poignart des poings, lequel ſa femme incontinent alla prendre, & le bailla à ſon mary, & de toute ſa force tint le cordelier par le chapperon, & le mary luy donna pluſieurs coups de poignart : en ſorte, qu’il luy requiſt pardon, & luy confeſſa toute la verité de ſa meſchanceté. Le gentil-hõme ne le voulut point tuer : mais pria ſa femme d’aller en ſa maiſon querir ſes gens, & quelque charrette pour le mener : ce qu’elle feit. Et apres auoir deſpouïllé ſon habit, courut toute en chemiſe, la teſte raſe, iuſques en ſa maiſon. Incontinent accoururẽt tous ſes gens, pour aller à leur maiſtre, luy aider à mener le loup qu’il auoit prins : & le trouuerent dedans le chemin, ou il fut prins, & mené en la maiſon du gẽtil-homme, lequel apres le feit cõduire à la iuſtice de l’Empereur en Flandres, ou il cõfeſſa ſa meſchante volonté, & fut trouué par ſa confeſsion, & preuue faicte par cõmiſſaires ſur le lieu, qu’en ce monaſtere y auoit eſté mené vn grãd nombre de gentils-femmes, & autres belles filles, par le moyen que ce cordelier y vouloit mener ceſte damoiſelle : ce qu’il euſt faict, ſans la grace de noſtre Seigneur, qui aide touſiours à ceux qui ont eſperance en luy. Et fut ledict monaſtere ſpolié de ſes larcins & belles filles, qui eſtoient dedans : & les moines enfermez bruſlez auec ledict monaſtere, pour perpetuelle memoire de ce crime : par lequel ſe peult cognoiſtre, qu’il n’y a rien plus cruel qu’amour, quand il eſt fondé ſur vice : cõme il n’eſt rien plus humain ne louable, quand il habite en vn cueur vertueux.

Ie ſuis