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DE LA ROYNE DE NAVARRE.

elle ne le prenoit, il la mettroit au rang des treſpaſſez, qu’elle voyoit deuant ſes yeux. La damoiſelle plus morte que viue, delibera de feindre luy vouloir obeïr, tant pour ſauuer ſa vie, que pour gaigner le tẽps qu’elle eſperoit que ſon mary reuiendroit. Et par le cõmandement dudict Cordelier, commença à ſe deſcoëffer, le plus longuement qu’elle peut. Et quand elle fut en cheueux, le cordelier ne regarda à la beauté qu’ils auoient, mais les couppa haſtiuement : & ce faict, la feit deſpouïller toute en chemiſe, & luy veſtit le petit habit qu’il portoit, reprenant le ſien accouſtumé : & le plus toſt qu’il peut, partit de leans, menãt auec ſoy ſon petit cordelier, que ſi long temps il auoit deſiré. Mais Dieu, qui a pitié de l’innocent en tribulation, regarda les larmes de ceſte pauure damoiſelle : en ſorte que le mary, ayant faict ſes affaires, plus toſt qu’il ne cuidoit, retourna en la maiſon par vn meſme chemin, que ſa femme ſ’en alloit. Mais quãd le cordelier l’apperceut de loing, il diſt à la damoiſelle : voicy voſtre mary que ie voy venir. Ie ſçay que ſi vous le regardez, il vous vouldra tirer hors de mes mains : parquoy, marchez deuant moy, & ne tournez nullement la teſte du coſté de lá ou il ira : car ſi vous faictes vn ſeul ſigne, i’auray plus toſt mon poignart en voſtre gorge, qu’il ne vous aura deliurée de ma main. En ce diſant le gentil-homme approcha, & luy demanda dont il venoit. Il luy diſt, de voſtre maiſon, ou i’ay laiſſé ma damoiſelle voſtre femme, qui ſe porte tresbien, & vous attend. Le gentil-homme paſſa oultre, ſans apperceuoir ſa femme : mais le ſeruiteur, qui eſtoit auec luy, lequel auoit touſiours accouſtumé d’entretenir le compaignon du cordelier nommé frere Iean, commença à appeller ſa maiſtreſſe, penſant que ce fuſt frere Iean. La pauure femme, qui n’oſoit tourner la teſte du coſté de ſon mary, ne luy reſpondit mot : mais ſon varlet pour la veoir au viſage trauerſa le chemin, & ſans reſpondre rien, la damoiſelle luy ſeit ſigne de l’œil, qu’elle auoit tout plein de larmes. Le varlet ſ’en va apres ſon maiſtre, & luy diſt : Monſieur, en trauerſant le chemin, i’ay aduiſé le compaignon du cordelier, qui n’eſt point frere Iean, mais reſemble tout faict à ma damoiſelle voſtre femme, qui auec vn œil plein de larmes, m’a iecté vn piteux regard. Le gentil-homme luy diſt qu’il reſuoit, & n’en tint compte. Mais le varlet perſiſtant, le ſupplia luy donner congé d’aller

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