Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/232

Cette page a été validée par deux contributeurs.
LA III. IOVRNEE DES NOVVELLES

craignez à vous adreſſer aux plus grandes, & vertueuſes dames que vous pourrez : car en tels cueurs habitent les plus fortes paſsions, & plus ſagement conduictes. Et la grace, beauté, & honneſteté, qui eſt en vous, ne permettra que voſtre amour trauaille ſans fruict. Ie vous prie vous recorder de ma conſtance, & n’attribuez point à cruauté ce qui doit eſtre imputé à l’hõneur, à la conſcience, & à la vertu, leſquels nous doiuent eſtre plus chers mille fois, que noſtre propre vie. Or à Dieu, mõſieur, vous recõmandant voſtre bon pere mon mary, auquel ie vous prie cõpter à la verité ce que vous ſçauez de moy, à fin qu’il cognoiſſe combien i’ay aimé Dieu & luy : & gardez vous de vous trouuer plus deuant mes yeux : car d’oreſenauãt ie ne veux penſer qu’à aller receuoir les promeſſes que Dieu m’a faictes auant la conſtitution du monde. En ce diſant, le baiſa & embraſſa de toute la force de ſes foibles bras. Ledict ſeigneur, qui auoit le cueur auſsi mort par compaſsion qu’elle par douleur, ſans auoir puiſſance de luy dire vn ſeul mot, ſe retira hors de lá de ſa veuë ſur vn lict qui eſtoit dans la chambre, ou il s’eſuanouït pluſieurs fois. A l’heure la dame appella ſon mary, & apres luy auoir faict beaucoup de remonſtrances honeſtes, luy recommanda monſieur d’Auannes, l’aſſeurãt qu’apres luy, c’eſtoit la perſonne du monde qu’elle auoit la plus aimée. Et en baiſant ſon mary, luy diſt à dieu. Et à l’heure feit apporter le ſainct ſacrement de l’autel, & puis apres l’vnction, leſquels elle receut auecques telle ioye, comme celle qui eſtoit ſeure de ſon ſalut. Et voyant que la veuë luy diminuoit, & les forces luy defailloient, commença à dire bien hault ſon In manus. A ce cry ſe leua le ſeigneur d’Auannes de deſſus le lict, & en la regardant piteuſement luy veit rendre auecques vn doux ſouſpir ſa glorieuſe ame à celuy dont elle eſtoit venuë. Et quãd il s’apperceut qu’elle eſtoit morte, il courut au corps mort : duquel viuant il n’approchoit qu’en craincte, & le vint embraſſer & baiſer de telle ſorte, qu’à grand peine le luy peut on oſter d’entre les bras. Dont le mary en fut fort eſtonné, car iamais n’auoit eſtimé qu’il luy portaſt telle affection, & en luy diſant : monſieur, c’eſt trop : ſe retirerent tous deux de lá. Et apres auoir ploré longuement l’vn ſa femme, & l’autre ſa dame, monſieur d’Auannes luy cõpta tout le diſcours de ſon amitié, & comment iuſques à ſa mort elle ne luy auoit

iamais