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DE LA ROYNE DE NAVARRE.

vindrẽt toutes froides, & au dedans bruſloit inceſſamment. Les medecins, en la main deſquels ne pend pas la ſanté des hommes, commencerent à douter fort de ſa maladie, à cauſe d’vne oppilation, qui la rendoit melencolique, & conſeillerent au mary d’auertir ſa femme de penſer à ſa conſcience, & qu’elle eſtoit en la main de Dieu, cõme ſi ceux qui ſont en ſanté, n’y eſtoient point. Le mary, qui aimoit ſa femme parfaictement, fut ſi triſte de leurs parolles, que pour ſa conſolation il eſcriuit à monſieur d’Auannes, le ſuppliant prendre la peine de les venir viſiter, eſperant que ſa veuë profiteroit à la maladie. A quoy ne tarda le ſeigneur d’Auannes, incontinent les lettres receuës, & s’en vint en poſte en la maiſon de ſon bon pere. Et à l’entrée trouua les ſeruiteurs & femmes de leans, menans tel dueil que meritoit leur maiſtreſſe : dont ledict ſeigneur fut ſi eſtõné, qu’il demoura à la porte, comme vne perſonne tranſie, iuſques à ce qu’il veit ſon bon pere, lequel en l’embraſſant ſe print à plorer ſi fort qu’il ne luy peut mot dire. Et mena ledict ſeigneur d’Auannes en la chambre de la pauure malade : laquelle tournant ſes yeux languiſſans vers luy, le regarda & luy bailla la main, en le tirant de toute ſa foible puiſſance, & en l’embraſſant & baiſant feit vn merueilleux plainct, & luy diſt : O monſieur, l’heure eſt venuë qu’il fault que toute diſsimulatiõ ceſſe, & que ie vous confeſſe la verité que i’ay tant mis peine à vous celer : c’eſt, que ſi vous m’auez porté grande affection, croyez que la mienne n’a eſté moindre. Mais ma douleur a paſsé la voſtre, d’autant que i’ay eu la peine de la celer contre mon cueur & volonté. Car entendez, monſieur, que Dieu & mon honneur ne m’ont iamais permis de la vous declarer, craignant d’aiouſter en vous ce que ie deſirois diminuer. Mais ſçachez, monſieur, que le mot que ſi ſouuent vous ay dit, m’a tant faict de mal au prononcer, qu’il eſt cauſe de ma mort, de laquelle ie me contente, puiſque Dieu m’a faict la grace de n’auoir permis que la violẽce de mon amour ait mis tache à ma conſcience & renommée. Car de moindre feu que le mien, ont eſté ruinez plus grands & plus forts edifices. Or m’en voy-ie contente, puis que auant mourir ie vous ay peu declarer mon affection egale à la voſtre, hors mis que l’honneur des hommes & des femmes n’eſt pas ſemblable. Vous ſuppliant, monſieur, que doreſenauant vous ne

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