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DE LA ROYNE DE NAVARRE.

tant voſtre propre bien, perſonne, ny honneur, que ie l’ayme. Le ſeigneur d’Auannes craintif, ayant la larme à l’œil, la ſupplia tresfort, que pour ſeureté de ſes paroles, elle le vouluſt baiſer. Ce qu’elle luy refuſa, diſant que pour luy elle ne rõproit point la couſtume du pays. Et en ce debat ſuruint le mary, auquel diſt monſieur d’Auannes : Mon pere, ie me ſens tant tenu à vous & à voſtre femme, que ie vous ſupplie pour iamais me reputer voſtre fils. Ce que le bonhomme feit treſvolontiers. Et pour ſeureté de ceſte amitié, ie vous prie, diſt monſieur d’Auannes, que ie vous baiſe : ce qu’il feit. Apres luy diſt : Si ce n’eſtoit de peur d’offenſer la loy, i’en ferois autant à ma mere voſtre femme. Le mary voyant cela, commanda à ſa femme de le baiſer, ce qu’elle feit, ſans faire ſemblant de vouloir ou ne vouloir ce que ſon mary luy commandoit. A l’heure le feu, que la parolle auoit commencé d’allumer au cueur du pauure ſeigneur, commença à s’augmenter par le baiſer tant deſiré, ſi fort requis, & ſi cruellement refusé. Ce faict s’en alla ledict ſeigneur d’Auannes deuers le Roy ſon frere au chaſteau, ou il feit force beaux comptes de ſon voyage de Montferrat : & lá entẽdit que le Roy ſon frere s’en vouloit aller à Olly & Taffares. Et penſant que le voyage ſeroit long, entra en vne grande triſteſſe, qui le meit iuſques à deliberer, d’eſſayer auant que partir, ſi la ſage dame luy portoit point meilleure volonté, qu’elle luy en faiſoit le ſemblant, & s’en alla loger en vne maiſon de la ville en la ruë ou elle eſtoit, & print vn logis vieil & mauuais, & faict de bois, auquel enuiron minuict meit le feu, dont le cry fut ſi grand par toute la ville, qu’il vint à la maiſon du riche homme, lequel demandant par la feneſtre ou c’eſtoit qu’eſtoit le feu, entendit que c’eſtoit chez monſieur d’Auannes. Ou il alla incontinent auecques tous les gens de ſa maiſon, & trouua le ieune ſeigneur tout en chemiſe en la rue, dont il eut ſi grand pitié, qu’il le print entre ſes bras. Et le couurant de ſa robbe, le mena en ſa maiſon le pluſtoſt qu’il luy fut poſsible, & diſt à ſa femme, qui eſtoit dedans le lict : M’amie, ie vous donne en garde ce priſonnier : traictez le comme moy-meſme. Et ſi toſt qu’il fut party, ledict ſeigneur d’Auannes, qui euſt bien boulu eſtre traicté en mary, ſauta legerement dedans le lict, eſperant que l’occaſion & le lieu feroiẽt changer propos à ceſte ſage dame : mais il trouua le con-

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