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LA III. IOVRNEE DES NOVVELLES

me faiſant le compte, me deffendit le nommer. Si vous puis-ie bien dire, que c’eſtoit le plus beau, & de la meilleure grace qui ait eſté deuant, ne qui (ie croy) ſera apres en ce royaume. Ce prince, voyant ceſte ieune & belle dame, de laquelle les yeux & la contenance l’inciterent à l’aimer, vint parler à elle d’vn tel langage, & de telle grace, qu’elle euſt volontiers commẽcé ceſte harangue, & ne luy diſsimula point, que de long temps elle auoit en ſon cueur l’amour dont il la prioit, & qu’il ne ſe donnaſt point de peine pour la perſuader à vne choſe, ou par la ſeule veuë, amour l’auoit faict conſentir. Ayant ce ieune prince par la naïfueté d’amour ce qui meritoit bien eſtre acquis par le temps, mercia le Dieu qui luy fauoriſoit. Et depuis ceſte heure lá, pourchaſſa ſi bien ſon affaire, qu’ils accorderent enſemble le moyen comme ils ſe pourroient veoir hors de la veuë des autres. Le lieu & le temps accordez, ce ieune prince ne faillit de ſ’y trouuer, & pour garder l’honneur de ſa dame, il y alla en habit diſsimulé. Mais à cauſe des mauuais garſons, qui couroient la nuict par la ville, auſquels ne ſe vouloit faire cognoiſtre : print en ſa compaignie quelques gentils-hommes à qui il ſe fioit. Et au commencemẽt de la rue ou elle demeuroit les laiſſa, diſant : ſi vous n’oyez point de bruit dãs vn quart d’heure, retirez vous en voz logis, & ſur les trois ou quatre heures reuenez icy me querir. Ce qu’ils firent, & n’oyans nul bruit, ſe retirerẽt. Le ieune prince ſ’en alla tout droict chez ſon aduocat, & trouua la porte ouuerte comme on luy auoit promis. Mais en montant le degré, rencontra le mary, qui auoit en ſa main vne bougie, duquel il fut plus toſt veu, qu’il ne le peult aduiſer. Toutesfois amour qui donne entendement & hardieſſe ou il baille les neceſsitez, feit que le ieune prince ſ’en vint droict à luy, & luy diſt : Monſieur l’aduocat, vous ſçauez la fiance que moy & tous ceux de ma maiſon auons euë à vous, & que ie vous tiens de mes meilleurs & plus fidelles ſeruiteurs. I’ay bien voulu venir icy vous viſiter priuément, tant pour vous recommander mes affaires, que pour vous prier que me donniez à boire, car i’en ay grand beſoing, & ne dire à perſonne du monde que i’y ſois venu. Car de ce lieu m’en fault aller à vn autre, ou ie ne veux eſtre cogneu. Le bon homme aduocat fut tant aiſe de l’honneur que ce prince luy faiſoit, de venir ainſi priuément en ſa

maiſon,