Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/199

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
91
DE LA ROYNE DE NAVARRE.

ſuis contrainct contre mon naturel tenir tous les propos que les hommes mondains tiennent aux femmes, ainſi que ie trouue par eſcript (car d’experience i’en ſuis auſsi ignorant comme le iour que ie fus né) & en penſant que ma vieilleſſe & laideur luy faiſoient tenir propos ſi vertueux, ie commanday à mon ieune religieux de luy en tenir de ſemblables, à quoy vous voyez qu’elle a vertueuſement reſiſté. Dont ie l’eſtime ſi ſage & vertueuſe, que ie veux qu’elle ſoit doreſnauant la premiere apres vous, & maiſtreſſe des nouices, à fin que ſon bon vouloir croiſſe touſiours de plus en plus en vertu. Ceſt acte icy & pluſieurs autres feit ce bon religieux durãt trois ans qu’il fut amoureux de la religieuſe. Laquelle (cõme i’ay dict) bailla par la grille à ſon frere tout le diſcours de ſa piteuſe hiſtoire. Ce que le frere porta à ſa mere, qui toute deſeſperée vint à Paris, ou elle trouua la Royne de Nauarre ſœur vnique du Roy, à qui elle monſtra ce piteux diſcours, en luy diſant : Ma dame, fiez vous vne autre fois en voz hipocrites. Ie penſois auoir mis ma fille aux faulxbourgs & chemin de paradis, mais ie l’ay miſe en enfer entre les mains des pires diables qui y puiſſent eſtre. Car les diables ne nous tentent s’il ne nous plaiſt, & ceux cy nous veulent auoir par force ou l’amour deffault. La Royne de Nauarre fut en grande peine : car entieremẽt elle ſe confioit en ce prieur de ſainct Martin, à qui elle auoit baillé la charge des abbeſſes de Montiuilier & de Can ſes belles ſœurs. D’autre coſté le crime ſi grand luy donna telle horreur & enuie de venger l’innocence de ceſte pauure fille, qu’elle communiqua au chancellier du Roy (pour lors Legat en Frãce) de l’affaire, & feit enuoyer querir le prieur : lequel ne trouua nulle excuſe, ſinon qu’il auoit ſoixante dix ans : & parla à la Royne de Nauarre, luy priant ſur tous les plaiſirs qu’elle luy voudroit iamais faire, & pour recompenſe de tous ſes ſeruices, qu’il luy pleuſt de faire ceſſer ce proces, & qu’il cõfeſſeroit que ſœur Marie Herouët eſtoit vne perle d’honneur & de virginité. La Royne oyant cela, fut tant eſmerueillée qu’elle ne ſceut que luy reſpondre, ains le laiſſa lá : & le pauure homme tout confus ſe retira en ſon monaſtere, ou il ne voulut plus eſtre veu de perſonne, & ne veſquit qu’vn an apres. Et ſœur Marie Herouët eſtimée, comme elle meritoit, par les vertuz que Dieu auoit miſes en elle, fut oſtée de ladicte

z iij