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LA III. IOVRNEE DES NOVVELLES

ſtimant luy meſme le bien public de toute religion, deſira de conſeruer ſa ſanté mieux qu’il n’auoit accouſtumé. Et combien que ſa reigle portaſt de i’amais ne manger chair, il ſe diſpenſa luy meſme, ce qu’il ne faiſoit à nul autre, diſant que ſur luy eſtoit tout le faiz de religion. Parquoy ſi bien ſe feſtoya que d’vn moyne bien maigre, il en feit vn bien gras : & à ceſte mutation de viure, ſe feit vne mutation de cueur, telle qu’il commença à regarder les viſages, dont au parauãt il auoit faict conſcience : & en regardant les beautez que les voiles rendent plus deſirables, commença à les couuoiter. Dont pour ſatisfaire à ceſte couuoitiſe, chercha tant de moyens ſubtils, qu’en lieu de faire office de paſteur, il deuint loup : tellement qu’en pluſieurs bonnes religions s’il en trouuoit quelqu’vne vn peu ſotte, il ne failloit à la deceuoir. Mais apres auoir longuement continué ceſte meſchante vie, la bonté diuine qui print pitié des pauures brebis eſgarées, ne voulut plus endurer la gloire de ce malheureux regner, ainſi que vous verrez. Vn iour allant viſiter vn conuent pres de Paris, qui ſe nomme Gif, aduint qu’en confeſſant toutes les religieuſes, en trouua vne nommée ſœur Marie Herouët, dont la parolle eſtoit ſi douce & agreable, qu’elle promettoit le viſage & le cueur eſtre de meſme. Parquoy ſeulement pour l’ouyr, fut eſmeu en vne paſsion d’amour qui paſſoit toutes celles qu’il auoit eu aux autres religieuſes : & en parlant à elle ſe baiſſa fort pour la regarder, & en apperceut la bouche ſi rouge & plaiſante, qu’il ne ſe peuſt tenir de luy haulſer le voile pour veoir ſi les yeux accompagnoient le demeurant, ce qu’il trouua : dont ſon çueur fut remply d’vne ardeur ſi vehemente qu’il perdit le boire & le manger, & toute contenance, combien qu’il la diſsimuloit. Et quand il fut retourné en ſon prieuré, il ne pouuoit trouuer repos : parquoy en grande inquietude, paſſoit les iours & les nuicts, en cherchãt les moyens comme il pourroit paruenir à ſon deſir, & faire d’elle comme il auoit faict de pluſieurs autres. Ce qu’il cognoiſſoit eſtre fort difficile, parce qu’il la trouuoit ſage en parolles, & d’vn eſprit ſubtil : & d’autre part ſe voioit ſi laid & vieil, qu’il delibera de ne luy en parler point, mais de chercher à la gaigner par crainte. Parquoy bien toſt apres s’en retourna audict monaſtere de Gif, auquel lieu ſe monſtra plus auſtere, que iamais il n’auoit faict,

ſe cour-