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DE LA ROYNE DE NAVARRE.

ſorte qu’apres peu de iours le baſtard mourut à la pourſuitte d’vne autre femme. Dont elle, bien aduertie par ceux qui l’auoient veu mettre en terre, enuoya ſupplier ſon pere qu’il luy pleuſt qu’elle parlaſt à luy. Le pere s’y en alla incõtinent, qui iamais depuis ſa priſon n’auoit parlé à elle : & apres auoir bien au long entendu ſes iuſtes raiſons, en lieu de la reprendre & tuer (comme ſouuent il la menaçoit par parolles) la print entre ſes bras, & en pleurant tresfort, luy diſt : Ma fille, vous eſtes plus iuſte que moy : car s’il y a eu faulte en voſtre affaire, i’en ſuis la principale cauſe : mais puis que Dieu l’a ainſi ordonné, ie veux ſatisfaire au paſsé : & apres l’auoir emmenée en ſa maiſon, il la traictoit cõme ſa fille aiſnée. Elle fut à la fin demandée en mariage par vn gẽtilhomme du nom & armes de ladicte maiſon, qui eſtoit fort ſage & vertueux, & qui eſtimoit tant Rolandine, laquelle il frequentoit ſouuent, qui luy donna louange de ce dont les autres la blaſmoient, cognoiſſant que ſa fin n’auoit eſté que pour la vertu. Le mariage fut agreable au pere & à Rolandine, & fut incõtinent conclud. Il eſt vray qu’vn frere qu’elle auoit, ſeul heritier de la maiſon, ne vouloit s’accorder qu’elle euſt nul partage, luy mettant au deuant qu’elle auoit deſobey à ſon pere. Et apres la mort du bon homme, luy teint ſi grande rigueur, que ſon mary, qui eſtoit vn puiſné, & elle, auoient aſſez affaire à viure. En quoy Dieu pourueut : car le frere, qui vouloit tout tenir, laiſſa en vn iour par vne mort ſubite les biens qu’il tenoit de ſa ſœur & les ſiens enſemble. Ainſi elle fut heritiere d’vne bonne & groſſe maiſon, ou elle veſquit honorablement & ſainctement en l’amour de ſon mary. Et apres auoir eſleué deux fils que Dieu leur donna, rendit ioyeuſement ſon ame à celuy ou de long temps elle auoit ſa parfaicte conſiance.

Or, mes dames, ie vous prie que les hommes, qui nous veullent peindre tant inconſtantes, viennẽt maintenant icy, & me monſtrent vn auſsi bon mary comme ceſte cy fut bonne femme, & d’vne telle foy & perſeuerance. Ie ſuis ſeure qu’il leur ſeroit ſi difficile, que i’aime mieux les en quitter, que de me mettre en ceſte peine. Mais non vous, mes dames, de vous prier, pour continuer voſtre gloire, ou du tout n’aimer point, ou que ce ſoit auſsi parfaictement que ceſte damoiſelle : & gardez vous

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