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LA III. IOVRNEE DES NOVVELLES

nité, & que du tout i’eſtois retirée à mener vne vie plus religieuſe qu’autre, auez incontinent trouué eſtrange que ie parlaſſe à vn gentilhomme auſsi malheureux que moy, en l’amitié auquel ie ne penſois, ny ne cherchois autre choſe, que la conſolation de mon eſprit. Et quand du tout ie m’en vey fruſtrée, i’entray en vn tel deſeſpoir, que ie deliberay de chercher autãt mon repos, que vous auez enuie de me l’oſter. Et à l’heure euſmes paroles de mariage, leſquelles ont eſté conſommées par promeſſes & anneau. Parquoy il me ſemble, ma dame, que vous me tenez & faictes grand tort de me nommer meſchante, veu qu’en vne ſi grande & parfaicte amitié, ie pourrois trouuer les occaſions (ſi i’euſſe voulu) de mal faire : mais il n’y a iamais eu entre luy & moy plus grande priuauté que de baiſer, eſperant que Dieu me feroit la grace, qu’auant la conſommation du mariage ie gaignerois le cueur de monſieur mon pere à s’y conſentir. Ie n’ay point offensé Dieu, ne ma conſcience : car i’ay attendu iuſques à l’aage de trente ans, pour veoir ce que vous & monſieur mon pere feriez pour moy, ayant gardé ma ieuneſſe en telle chaſteté & honneſteté, qu’homme viuant ne m’en ſçauroit rien reprocher. Et par le conſeil de la raiſon que Dieu m’a donnée, me voyant vieille & hors d’eſpoir de trouuer mary ſelon ma maiſon, me ſuis deliberée d’en eſpouſer vn à ma volonté, non point pour ſatisfaire à ma concupiſcence des yeux (car vous ſçauez qu’il n’eſt pas beau) ne à celle de la chair (car il n’y a point eu de cõſommation charnelle) ny à l’orgueil, ny à l’ambition de ceſte vie (car il eſt pauure & peu auancé) mais i’ay regardé purement & ſimplement à la vertu, honneſteté & bonne grace qui eſt en luy, dont le monde eſt contrainct luy donner louange, & la grande amour auſsi qu’il m’a portée, qui me faiſoit eſperer de trouuer auecques luy repos & bon traictement. Et apres auoir bien penſé tout le bien & le mal qui m’en peult aduenir, ie me ſuis arreſtée à la partie qui m’a ſemblée la meilleure, & que i’ay debatuë en mon cueur deux ans durãs, c’eſt d’vſer ma vie en ſa compaignie. Et ſuis deliberée de tenir ce propos ſi ferme, que tous les tourmens que ie ſçaurois endurer, fuſt la mort meſme, ne me feront departir de ceſte forte opinion. Parquoy, ma dame, il vous plaira excuſer en moy, ce qui eſt treſexcuſable, comme vous meſmes l’en-

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